Désalignement et dé-coïncidence

Par Nicolas Schwalbe

La réélection de Donald Trump soulève de graves questions sur l’avenir de la démocratie, non seulement aux États-Unis, mais aussi dans le monde entier. Nous voudrions proposer ici quatre points d’analyse pour ceux qui sont, comme nous, à la fois consternés par cette situation et déterminés, aussi, à résister : non seulement à l’idéologie réactionnaire qui fonde le mouvement MAGA (Make America Great Again), mais aussi à l’inertie, à la tiédeur et à l’incompétence du parti démocrate américain, et plus largement à l’idéologie (néo)libérale et progressiste.

Les quatre points que nous développerons sont les suivants : la vérité comme « structure de fiction », l’impasse des idéologies conservatrices et progressistes de « réalignement » (re-coïncidence) et/ou de « pré-alignement » (contre-coïncidence), le  « désalignement » ou la dé-coïncidence comme stratégie de résistance, et enfin la production et la promotion d’un entre comme opérateur d’un commun radical pour les démocraties de notre siècle. En conclusion, nous nous appuierons sur l’expérience d’un membre de notre association, et enseignant dans une université publique française, pour offrir l’exemple concret d’une stratégie opératoire de résistance aux visions idéologiques du monde, qu’elles soient conservatrices ou progressistes.

L’ère de la « post-vérité » et des « faits alternatifs », ou « la vérité comme structure de fiction » et la « suspension de l’incrédulité ».

Il est désormais admis que Trump et le mouvement MAGA ont inauguré une nouvelle ère pour les démocraties : l’ère des « faits alternatifs » et de la « post-vérité ». En d’autres termes, il n’existe pas de forme « objective » de vérité « factuelle » pour Trump et ses partisans MAGA, et pour ceux qui leur emboîtent le pas dans le monde occidental : Netanyahou, Meloni et Orban, entre autres.

En substance, leurs actions et leurs croyances semblent valider la conception de Jacques Lacan selon laquelle la vérité est une « structure de fiction ». De la même manière que nous disons que la vie peut être « plus étrange que la fiction », la formulation de Lacan de la vérité comme « structure de fiction » nous invite à analyser comment les constructions fictionnelles jouent un rôle déterminant dans ce que les individus et les groupes construisent, dans l’après coup, comme des instances de vérité.

À cet égard, la construction de la vérité comme « structure de fiction » requiert la même « suspension de l’incrédulité » que celle évoquée par le poète et philosophe anglais Samuel Coleridge décrivant des œuvres de fiction poétique. Trump, le mouvement MAGA et les constructions fictives qui fondent la vérité de leur idéologie – la grandeur passée de l’Amérique, son état actuel de déréliction – ont donc efficacement capitalisé sur une puissante « suspension de l’incrédulité » et ainsi créé un redoutable mouvement politique qui a effectivement écrasé les idéologies progressistes qui considèrent l’objectivité, c’est-à-dire l’exactitude des faits, comme leur principale mesure et norme de vérité.

L’impasse des idéologies, ou pourquoi les « -ismes » ne seront jamais la réponse.

Ceux qui s’opposent à Trump et au mouvement MAGA évaluent ainsi objectivement le danger que représente leur idéologie. Mais il semble néanmoins qu’ils soient, eux aussi, sous le charme et l’emprise d’une « suspension d’incrédulité » que leurs vérités, entendues ici encore comme des « structures de fiction », requièrent.

L’objectivité scientifique est, en effet, elle aussi une construction fictionnelle : les mathématiques et leurs données objectives n’existent pas, en tant que telles, dans le monde. Contrairement à Galilée, qui croyait que les mathématiques étaient « l’alphabet que Dieu a utilisé pour écrire le livre du monde », les scientifiques non religieux admettent aujourd’hui volontiers que les outils que nous utilisons pour construire les données scientifiques sont ni plus ni moins réels que les outils que les écrivains utilisent pour créer des récits fictifs. Vanter la supériorité d’une forme de vérité sur une autre (fictionnelle vs scientifique, factuelle vs révélée, etc.) reflète, au mieux, une vision idéologique du monde et, au pire, une forme de déni et/ou de démenti.

Ce que nous pouvons déjà apprendre de la défaite de Kamala Harris, c’est que les idéologies progressistes qui étaient au cœur de sa campagne (féminisme, antiracisme, libéralisme, internationalisme etc….) semblent susciter beaucoup moins de « suspension d’incrédulité » que les idéologies conservatrices qui portent le mouvement MAGA (patriarcat, xénophobie, autoritarisme, nationalisme etc.…). Notre hypothèse quant à la raison pour laquelle l’idéologie conservatrice du mouvement MAGA semble avoir plus de pouvoir, en tant que « structure de fiction », que les idéologies progressistes des Démocrates est la suivante : l’idéologie du MAGA et sa « structure de fiction » sont fondées sur une vision du monde religieuse qui est, par essence, aussi vieille que l’humanité, tandis que l’idéologie libérale progressiste des Démocrates, ainsi que les idéaux de rationalité scientifique qu’ils défendent, sont beaucoup plus récents (trois cents ans, tout au plus).

En d’autres termes, les idéologies mobilisées par le mouvement MAGA ont un pouvoir de « suspension de l’incrédulité » bien plus grand que toutes les idéologies progressistes, pour des raisons que nous qualifierons, toujours par hypothèse, d’archéologiques. Opposer une idéologie progressiste à une idéologie conservatrice en termes d’objectivité scientifique et/ou d’intégrité éthique apparaît donc comme une double contrainte et/ou une impasse dépourvue de toute efficacité politique.

Le « désalignement », ou la dé-coïncidence d’avec les idéologies comme stratégie de résistance.

Notre troisième point s’appuie sur le concept de dé-coïncidence développé par le philosophe, classiciste et sinologue français François Jullien. Dans un souci de clarté par rapport au reste de notre analyse, nous traduirons ici ce concept par le terme de désalignement. Les termes de « réalignement » et de « pré-alignement » seront aussi respectivement compris comme des traductions des notions de « re-coïncidence » et de « contre-coïncidence ».

Dans son discours de victoire, Trump a évoqué l’idée d’un « réalignement » : ce faisant, il a suggéré avec force que le pré-alignement excessif des Démocrates avec leurs valeurs et/ou leurs vérités était en partie responsable de leur échec. Se réaligner sur des valeurs qui existent déjà – religion, famille, richesse, patrie, nation – sera toujours plus facile et plus efficace politiquement que de se pré-aligner sur des valeurs qui promeuvent une forme de progrès à venir. En d’autres termes, croire qu’il est possible de de se réaligner sur des valeurs conservatrices comporte davantage de bénéfices politiques que croire qu’il est possible d’ « aller de l’avant » en se pré-alignant sur des valeurs progressistes.

Le pré-alignement sur des valeurs progressistes, c’est-à-dire des idéologies (féminisme, antiracisme, libéralisme et marxisme, entre autres), ne sera jamais un moyen efficace d’opposer de la résistance à Trump, au mouvement MAGA et, plus largement, au conservatisme. La campagne de Kamala Harris a illustré la double contrainte et/ou l’impasse des valeurs progressistes et des « -ismes » qui leur servent de bannières de ralliement ; elle n’a jamais été assez progressiste pour les « ultras », et toujours été trop progressiste pour les conservateurs…

La réélection de Trump démontre à cet égard que la « suspension de l’incrédulité » que constituent les vérités des idéologies conservatrices et de leurs « structures de fiction » a un pouvoir politique bien plus grand que celles défendues par les idéologies progressistes.

Lorsque les choses sont parfaitement alignées, autrement dit qu’elles coïncident, elles sont à l’arrêt ; qu’elles aient été « réalignées » ou « pré-alignées » ne fait aucune différence. Ainsi, le réalignement (la re-coïncidence) et le pré-alignement (la contre-coïncidence) sont deux stratégies politiques tout aussi inefficaces l’une que l’autre pour faire face aux difficultés fluctuantes d’un monde qui, par définition, est toujours en mouvement et jamais à l’arrêt. Alors que le réalignement et le pré-alignement impliquent un « retour à » ou un « aller-vers » une forme de stabilité, et donc d’inertie, le  désalignement (la dé-coïncidence) implique à l’inverse une l’amorce d’une initiative.

Le désalignement, autrement dit la dé-coïncidence, résulte le plus souvent d’initiatives discrètes et apparemment isolées. Pourtant, lorsqu’un nombre suffisant de personnes se désalignent ou dé-coïncident, des changements se produisent : « Les petites fissures font s’effondrer les cavernes », comme l’a dit Soljenitsyne, le célèbre opposant au régime soviétique.

La militante du mouvement américain des droits civiques (Civil Rights), Claudette Colvin, offre à cet égard un formidable exemple de ce à quoi ressemble concrètement le désalignement et la dé-coïncidence : lorsqu’elle a pris l’initiative de s’asseoir dans la section « réservée aux Blancs » d’un bus ségrégationniste, elle s’est discrètement et audacieusement désalignée du cadre juridique oppressif des lois Jim Crow pour résister à l’ordre établi et ainsi amorcer une phase décisive du mouvement pour les droits civiques.

L’initiative de Claudette Colvin n’était pas le résultat d’une conviction idéologique, qu’elle soit progressiste ou conservatrice. Il s’agit plutôt d’un exemple frappant de ce que François Jullien appelle ouvrir un écart : lorsque quelqu’un comme Claudette Colvin ouvre un écart d’avec la loi et/ou de l’ordre établi, il se désaligne et dé-coïncide effectivement d’avec les valeurs et les vérités existantes pour amorcer une initiative d’ouverture qui rend possible la production et la promotion d’un commun.

Le commun radical, ou le ferment du processus démocratique

Le commun que le désalignement et la dé-coïncidence produisent et promeuvent ne correspond pas à « ce que nous possédons en commun ». Ce commun n’est pas « déjà là » et il n’est pas non plus le résultat d’un processus d’identification à d’autres que nous jugeons « semblables », autrement dit identiques, à nous-mêmes. En effet, le commun de la possession et/ou de l’identité ne peut être que le produit d’un réalignement ou d’un pré-alignement. Au contraire, le commun que le désalignement et la dé-coïncidence produisent et promeuvent à partir de petits écarts implique l’ouverture d’un entre : un espace opératoire et paradoxalement vide qui rend possible la circulation des biens, des idées et des initiatives.

L’ entre n’est pas un « terrain d’entente » statique ou prédéfini (pré-aligné). Il n’a rien à voir avec une idéologie de la modération. Il s’agit plutôt d’un espace dynamique de mouvement perpétuel, d’échange et de dialogue, un espace où la radicalité renoue avec son sens originel : ce qui se trouve à la racine.

L’entre constitue donc le nœud radical d’un activisme politique capable de dé-coïncider d’avec le réalignement et le pré-alignement des idéologies, qu’elles soient conservatrices ou progressistes. Il s’agit avant tout d’un espace opératoire : celui qui non seulement rend la démocratie possible (sa « condition de possibilité », en termes philosophiques), mais qui conduit aussi à sa réalisation effective.

Le dialogue interculturel et interreligieux en tant que désalignement et dé-coïncidence : un exemple concret de démocratie à l’œuvre.

Les idéologies conservatrices et progressistes du réalignement et du pré-alignement se sont mondialisées, c’est pourquoi nous pensons que l’exemple dont nous allons nous inspirer pour illustrer nos propos précédents s’applique également aussi bien Etats-Unis qu’aux sociétés démocratiques plus largement.

Pendant trois ans, un membre de notre association a enseigné à des étudiants de première année à l’Université Sorbonne Paris Nord, une université publique située en Seine St-Denis.

L’inscription à cette université coûte 180 euros par an, mais plus de 50 % des étudiants qui s’inscrivent en première année auront abandonné avant la fin de la troisième année, sans avoir obtenu de diplôme. La population étudiante de l’université reflète la diversité de la Seine St Denis, et la grande majorité des étudiants qui la fréquentent viennent de familles issues de l’immigration. De nombreuses étudiantes de l’université portent le foulard islamique et s’identifient ouvertement comme musulmanes. Certains étudiants de l’université s’identifient également à l’« extrême gauche » et se pré-alignent sur les versions actuelles des idéologies (néo)féministes, antiracistes et marxistes.

L’un des moments les plus marquants de cette expérience d’enseignement a été la possibilité d’utiliser le célèbre texte d’Emmanuel Kant Qu’est-ce que les Lumières ? comme base d’une discussion lors de « travaux dirigés ». Ce qui est ressorti de ces discussions ouvertes était à la fois fascinant et encourageant.

D’une part, la critique sévère mais pointue du dogmatisme et de la foi aveugle dans le texte de Kant a a permis aux étudiants religieux de s’écarter de leurs croyances préétablies. D’autre part, l’ancrage du texte dans l’idéologie européenne de l’universalisme colonialiste a permis aux étudiants « de gauche » de souligner sa dimension problématique, tout en remettant en question les hypothèses universalistes sous-tendant leurs propres croyances progressistes. Ainsi, un véritable dialogue interculturel et interreligieux a émergé entre les étudiants religieux « conservateurs » et les étudiants gauchistes « progressistes ».

Le dialogue entre les étudiants religieux et les étudiants de gauche a été fondé sur le principe du respect mutuel, ainsi que sur leur volonté réciproque de se désaligner de leurs valeurs et croyances préexistantes. Ce faisant, les étudiants ont résisté aux alignements mortels des idéologies, tant conservatrices que progressistes. Nous espérons que dans les années à venir, tant aux États-Unis qu’en Europe, nous continuerons à cultiver de tels espaces de dialogue où nous pourrons nous désaligner et ainsi dé-coïncider d’avec les idéologies pour construire, ensemble, le commun radical qui forme le terreau des démocraties saines. Ce n’est qu’à cette condition que nous pourrons puiser dans la capacité de résistance qui nous permettra d’affronter efficacement les grands défis de notre temps : le changement climatique, les guerres, la surpopulation et la pénurie alimentaire, la surveillance de masse et la résurgence du totalitarisme, ainsi que la perte de nos capacités de réflexion critique et créative, autrement dit la perte de l’esprit, qui résulte de la prolifération et de l’accélération des technologies numériques et de l’intelligence artificielle, parmi tant d’autres…