Dé-coïncidence en chantier

Vous trouverez ici les textes des conférences issues du séminaire mensuel de l’association.

Février 2024 : conférence de Francis Rouam et Bernard Pachoud

“Dé-coïncidence et psychiatrie”

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PSYCHIATRIE ET DECOINCIDENCE

Sans vouloir aborder la question de la psychiatrie et de la dé-coïncidence par une formule qui pourrait servir de conclusion ou d’extrême résumé au développement qui va suivre, il ne serait pas abusif d’avancer d’emblée l’idée que les termes de psychiatrie et de dé-coïncidence forment une sorte de pléonasme, tant les contenus qu’ils recouvrent sont étroitement mêlés et intriqués.

Il ne s’agira donc ici que d’illustrer, à l’aide de trois exemples parmi tant d’autres possibles, comment le concept de dé-coïncidence nous semble infiltrer l’ensemble des problématiques inhérentes à la psychiatrie.

Ces exemples seront choisis, non forcément sans beaucoup d’arbitraire :

  • Dans l’histoire de la psychiatrie, et plus spécialement sa naissance.
  • A travers le témoignage vivant, rapporté par le Dr Eugene Minkowski (1885-1972) dans l’un des écrits de son œuvre magistrale, du mouvement de dé-coïncidence à l’œuvre dans sa propre pratique psychiatrique.
  • Dans quelques aspects de la pratique psychiatrique actuelle, notamment en milieu institutionnel.

LA NAISSANCE DE LA PSYCHIATRIE

Aussi ancienne que l’humanité elle-même, la folie, antithèse de la raison et/ou de la sagesse, s’est vue accaparée tant dans ses conceptualisations que les réponses qu’elle a appelées au cours des âges, par un grand nombre de discours émanant, pêle-mêle, de la philosophie, la morale, la religion, l’anthropologie, la sociologie, la justice, la médecine, … et donc entre autres par la psychiatrie.

La psychiatrie – européenne tout du moins – est une discipline relativement récente au sein de la médecine, on en situe la naissance à la fin du XVIIIème siècle. Le mot « psychiatrie » apparait en français en 1802 et les termes psychiatre et psychiatrie trouvent leur place dans les dictionnaires en 1842.

Cette naissance de la psychiatrie est classiquement attachée au nom d’un homme, Philippe Pinel (1745 – 1826), immortalisé comme bienfaiteur des aliénés qu’il délivra de leurs chaines selon l’image qui marque depuis sa postérité, et comme en témoignent, entre autres, une peinture de Charles Müller (datant de 1849) ou la fameuse sculpture en bronze érigée- jusqu’à très récemment – à l’entrée de la Salpétrière (transférée désormais Place Pinel 75013). Professeur de médecine (d’abord en physique médicale et hygiène, puis pathologie interne et nommé médecin chef à la Salpétrière), homme de lettres, lecteur attentif des Tusculanes de Cicéron (et de ses fondements stoïciens), il se fait rapidement connaitre par sa « Nosographie philosophique » (1798) et surtout le « Traité médico-philosophique sur l’aliénation mentale, ou la manie » (1800-1801) (TMPAM). Ses réflexions ne naissent pas ex-nihilo, sachant parfois rendre hommage à certains de ses prédécesseurs (philosophes anglais) ou non (notamment le Dr Daquin). Il s’intéressera essentiellement, dans ce traité, à la manie, forme de la folie alors la plus souvent rencontrée, et susceptible de guérison.

Cette nouveauté fondamentale, qu’est l’avènement de cette nouvelle discipline – la psychiatrie – va venir introduire un nouveau paradigme dans l’abord, la compréhension et le traitement de la folie.

La question se pose ici de ce statut de nouveauté – la médecine ayant vu émerger de façon ininterrompue, depuis la nuit des temps, nouvelles théories et pratiques dans tous ses domaines, toutes ses « spécialités ».

Reste que toute nouveauté n’est pas à priori forcément l’effet d’une dé-coïncidence, pouvant tout aussi bien être d’emblée la marque de nouvelles coïncidences, voire d’une contre-coïncidence.

Il parait nécessaire d’introduire d’emblée cette précision. Les travaux de F. Jullien, depuis la création de ce concept, montrent que ce dernier ne recouvre pas un état, ou un changement d’état par rupture, par révolution, l’avènement d’un état insoupçonné venant brusquement se démarquer de ce qui l’aura précédé, même si in fine surgit de l’inédit et donc un possible jusque-là inconnu ou inexploité.

La dé-coïncidence semble être un processus émanant de transformations silencieuses qui fissurent progressivement de l’intérieur un système, une pensée, une pratique, un comportement pour aboutir à une mutation essentielle et du nouveau.

Il s’agira donc d’examiner où de telles dé-coïncidences peuvent être à l’œuvre dans le champ de la psychiatrie, et à quels niveaux peut-on les inférer : la psychiatrie en tant que discipline, les théories qui la sous-tendent, ses pratiques soignantes individuelles ou institutionnelles, le soignant et/ou le patient lui-même.

Or il apparaitra que la dé-coïncidence est à l’œuvre – ou devrait tendre à l’être – depuis les origines de la psychiatrie, et dans sa naissance même.

Mais plutôt que de prendre en considération les seules propositions novatrices de Pinel sur la folie, il est en fait sans doute plus pertinent d’évoquer, aux origines de la psychiatrie, la controverse entre Pinel et son élève Jean-Etienne Esquirol (1772-1840).

Pinel introduit une nouvelle entité nosographique qu’il intitule, selon la terminologie en usage à l’époque, la manie sans délire. Par manie, il faut entendre un ensemble de troubles du comportement incontrôlables, marqués par une agitation pouvant atteindre à ce que l’on peut/pouvait appeler un état de fureur, et qui pouvait alors représenter le modèle de la folie, ce dont était atteint celui qu’il était coutume de dénommer alors l’« insensé » ou l’ « aliéné ».

Or Pinel propose de séparer manie et délire, en s’appuyant sur ce qu’il observe chez certains patients « n’offrant aucune lésion de l’entendement et qui étaient dominés par une sorte d’instinct de fureur, comme si les facultés affectives avaient été seulement lésées » (TMPAM p. 149-150). Il souligne une opposition entre les comportements et actions d’une part, et les idées et le raisonnement d’autre part, avec une quasi-hétérogénéité entre ces deux aspects du fonctionnement psychique. A propos d’un patient, il parle d’un « combat intérieur que lui fait éprouver une raison saine en opposition avec une cruauté sanguinaire », entre une intégrité de la conscience et de l’intellect et cet instinct de fureur, telle une disjonction entre l’individu (le sujet) et sa folie (ici son délire). La folie se manifeste en dehors de la raison mais sans l’atteindre dans son intégrité. Pinel nous dit que la folie n’est pas seulement ce qui annule le sujet mais ce avec quoi le sujet conserve un rapport là où son être subjectif est menacé.

La naissance de la psychiatrie est corrélative d’un nouveau regard sur la folie, d’un nouveau visage de celle-ci. La subjectivité est ici mise en cause sans être annulée, raison et folie intégrale (pourtant antithèse de la raison) coexistent ; la folie, cécité devant ses actes de violence, explose chez un fou conscient de sa folie, l’abolition de la perception de ses propres comportements, de soi, côtoie une capacité « à se savoir ». Autrement dit, les actes du fou, c’est à dire les actes de l’insensé, ne revêtent pas un caractère insensé, la dimension de sens reste présente, l’aliéné reste dans le sens, agissant comme tout individu par suite d’une détermination, mais ce qui lui est spécifique est le contenu de ses déterminations, leur signification sous-jacente, le rapport qu’il entretient avec elles. La véritable nouveauté avancée par Pinel est de considérer le fou comme sujet de sa folie qui n’abolit pas son être réfléchi.

Les réactions d’Esquirol à ces premières formulations de Pinel vont à la fois les nuancer voire les contester, mais contribueront à ce que l’on peut sans doute pointer comme la véritable naissance de la psychiatrie.

 Esquirol hésite à embrasser ces thèses de Pinel, mais convient également d’une signification dans l’acte de l’aliéné ; il insiste alors sur le fait qu’il n’a pas la maîtrise de cette signification ; dans son délire, l’aliéné manque de distance par rapport à sa pensée par déficit, dit-il de l’ « attention », car l’ordre de la pensée obéirait chez tout homme, dépendrait d’un travail de l’attention ; chez l’aliéné, l’attention ne serait pas annihilée ou détruite, mais « mise à l’écart » ou « suspendue »; plus globalement, Esquirol pose l’impossibilité dans le délire à modifier ou maîtriser sa position par rapport à ses propres représentations mentales, que les images du monde s’accommodent mal avec ces représentations, et que finalement l’aliéné ne parvient pas à se distancier de ses pensées. 

Il adhère à ses idées délirantes sans toujours adhérer à cette adhésion ; le sentiment du moi n’est pas éteint, le moi demeure au centre des préoccupations les plus délirantes.  L’aliéné semble trompé par le sens de sa propre existence mais ne s’oublie pas dans sa folie, il subsiste le soi en fonction duquel prend sens cette négation de soi. C’est d’une certaine façon comme si comportements et paroles dans le délire faisaient sens pour le sujet qui ne peut plus cependant se donner à lui-même comme le sujet ces comportements et paroles.

Les échanges entre Pinel et Esquirol concernent la signification et la raison des actes de l’aliéné pour lui-même, et qu’ils explicitent dans leurs multiples tergiversations, lesquelles soulèvent des questions toujours actuelles dans la psychiatrie aujourd’hui, au-delà du langage dans lequel elles sont formulées (en fonction de l’époque) :  il s’agit de rien moins que la question de la localisation de la vérité dans la folie, du maintien de la dimension subjective au sein de la folie, de la présence du sujet aliéné à son vécu délirant, du sens de ses comportements « fous » pour lui-même. Car Esquirol continue d’interroger le problème de l’existence de folies engageant le tout du sujet où la liberté s’abolit en même temps que le sens disparait. Autrement dit, comment, à nouveau, se situent mutuellement, interagissant ou non, l’être agissant par un comportement fou et l’être pensant chez qui perdure sa raison ? S’agit-il de considérer la folie toute entière concentrée dans l’agir, ou met-elle en cause la totalité de l’être psychique lorsqu’on rapporte l’acte à son sujet ? Et donc quelle est la nature de l’être psychique, ou sur quel aspect de l’être psychique porte la folie ? Et si la folie ne porte pas sur l’annulation de l’être psychique, cet état ultime indique-t-il l’horizon de la folie et donc la nature de celle-ci ? 

Toutes ces considérations, tous ces débats entre Pinel et Esquirol témoignent, dans ces réflexions partagées, parfois opposées, plus volontiers en écart, d’un phénomène fondamental de dé-coïncidence, où se fissurent peu à peu croyances, certitudes, thèses tendues d’un extrême à l’autre dans la pensée et la pratique médicales (à travers ces deux penseurs) d’où naîtra la psychiatrie et ce qui la spécifie dans le domaine de la médecine et au-delà. Plus que d’une thèse achevée ou d’un corpus théorique fixé, la psychiatrie est née d’une dé-coïncidence sur la nature de l’être psychique où se fondera son objet même.

EUGENE MINKOWSKI ET LA PSYCHIATRIE STRUCTUTALE.

La psychiatrie structurale est un mouvement de pensée dans la psychiatrie ambitionnant de dépasser la seule description clinique des différentes maladies mentales, dictant leur compréhension et les propositions thérapeutiques conséquentes, par la recherche d’un facteur surplombant cette vision multifocale et pouvant rendre compte, psycho-pathologiquement, et sur un mode à tendance totalisante, de l’ensemble des variétés cliniques rencontrées, et participant au projet d’une connaissance générale de l’homme. Elle visait à régenter la psychiatrie clinique, voire la supplanter. Un signe fondamental pouvait donc venir signer à lui seul une pathologie psychiatrique donnée, ou un groupe de pathologies. Plusieurs courants de pensée et de recherche se sont engagés, voire définis dans une telle perspective. La psychanalyse, dans ses applications en psychiatrie, et dans ses divers courants, en est le plus répandu.

D’autres mouvements de pensée s’y sont également appliqués, dont la phénoménologie, et dont E. Minkowski (1885 -1972) fut l’un des acteurs les plus remarquables. Les recherches dont il fut autant l’auteur que d’une certaine façon le siège, l’amenèrent à dialectiser cette recherche d’un facteur psychopathologique fondamental tant sur le plan du « sentiment » (selon ses termes – on parlerait aujourd’hui du plan contre- transférentiel) que sur un plan plus formalisable. Il nous a légué une illustration de sa démarche dans le récit d’une situation clinique publiée dans son ouvrage princeps « Le temps vécu » en 1933 (PUF, Paris, 1995, 2013), démarche qui rend compte, non tant d’une méthode ou d’une technique, que des subtilités de sa pensée et de son ressenti. Il faut rappeler, qu’à cette époque, la démarche clinique convenue et standardisée du psychiatre consiste essentiellement à relever analytiquement avec minutie les troubles du cours de la pensée dans les propos de son patient et leur irréalité délirante, pour en établir la liste la plus exhaustive qui signerait les caractéristiques les plus signifiantes et les plus significatives de sa pathologie. 

Le patient dont parle alors Minkowski, hospitalisé dans une clinique psychiatrique, « attendait chaque jour son exécution capitale pour le lendemain matin, tout en estimant que partout dans le monde, l’on collectait des déchets de toutes sortes pour les introduire dans son corps avant de le faire mourir ». Voici comment Minkowski nous rapporte une de ses premières rencontres avec lui :

« après quelques phrases conventionnelles, il me parle de son délire. Un jour, à force de l’entendre développer les mêmes idées, je sens surgir en moi un sentiment particulier, sentiment que je traduis mentalement par les mots « je sais tout de lui ». Ce sentiment me donne à réfléchir. Que voulait-il dire au fond ? Il ne pouvait, certes, pas me concerner en tant que clinicien ; j’aurais pu énumérer les symptômes et poser le diagnostic dès le second ou troisième examen clinique du malade. Il ne pouvait pas non plus se rapporter aux problèmes posés par la psychopathologie affective ; là au contraire, les données recueillies n’étaient pas suffisantes, pour faire naître un sentiment de cet ordre ; j’ignorais presque tout du passé affectif de mon malade. Que voulait donc dire ce « je sais tout de lui » ?

J’abandonne pour un instant mon malade et je tourne mon regard vers moi-même. Un détail me frappe. Le « je sais tout de lui » n’est point accompagné d’un sentiment de satisfaction, comme c’est le cas lorsqu’il s’agit de l’acquisition de connaissances nouvelles et surtout de connaissances complètes relatives à un sujet donné. Loin de là, je me sentais en proie à un malaise particulier, comme si, au contact de mon malade, quelque chose venait se briser en moi. Ainsi, le « je sais tout de lui », au lieu de traduire quelque chose de positif, signifiait, au contraire, pour moi comme une perte, comme un appauvrissement, comme une brèche survenue dans les relations habituelles d’homme à homme…  Il devient plus clair maintenant à quoi se rapporte le « je sais tout de lui » … Les sources vives semblent taries en lui ; elles sont devenues la proie de facteurs rationnels ; ces facteurs se sont infiltrés dans les recoins les plus profonds de son être et les ont réduits à néant, en leur donnant la forme d’idées communicables à autrui. Tout se trouve chez lui comme projeté sur le plan rationnel de la pensée discursive. Cela crée pour nous l’impression de quelque chose d’immobile, de mort ; toute profondeur a disparu de sa vie actuelle ; celle-ci se trouve comme étalée devant nous, sur un seul plan, sous forme d’idées précises que nous qualifions de délirantes. Et en présence de cet appauvrissement particulier de sa vie, nous éprouvons la sensation pénible de tout savoir de lui … ce ne sont point des idées prétendues saines que nous pourrions opposer aux idées délirantes de notre malade. Ce qui correspond en nous à ses idées de grandeur, ce ne sont point des idées de modestie, ni même des idées restrictives à l’appréciation de notre personne à sa juste valeur. Non, ce ne sont plus du tout des idées : c’est tout autre chose : c’est cet élan qui, dans sa grandeur, nous pousse en avant, en harmonie parfaite avec le devenir ambiant …grand est notre élan qui, en cherchant à se surpasser constamment lui-même, ne se révèle à nous que dans sa marche incessante en avant … mystérieux est le fond dont jaillit notre vie, dont jaillissent nos idées, nos sentiments, nos tendances…notre malade affirme qu’il est un  génie méconnu, un grand homme ; il ne veut pas le devenir, mais il l’est déjà, par des actions exceptionnelles qu’il situe dans le passé… sur lesquelles, en les contemplant dans leur immobilité, il bâtit son présent, réclamant la récompense qui ne veut pas venir. Et ces idées, en se substituant à ce qui est mouvement et vie, restent confinées dans le passé … séparé ainsi du devenir, l’individu ne peut l’éprouver que comme force hostile. Quant à nous, en ce présence de ce psychisme comme aplati… nous avons l’impression d’être contraints d’y lire comme dans un livre ouvert, comme s’il n’y avait plus rien derrière les pages de ce livre… tout s’y réduit aux mots, aux phrases, aux choses qu’elles expriment ; mais le souffle de la vie s’en est échappé ; nous le traduisons en disant que, sans encore rien connaitre de notre malade, nous savons tout de lui… ».

Minkowski souligne ensuite l’insistance inépuisable que ce patient met à lister le nombre et la nature des objets qui peuvent lui être introduits dans le ventre, sans cesse jusqu’au jour de sa mort, toujours attendue pour le lendemain (tout démenti ou tentative de défaire cette conviction restant bien entendu sans effet). Et Minkowski d’en arriver progressivement à la déduction suivante : que ce patient présente « un trouble profond de l’attitude générale de la vie à l’égard de l’avenir… ».  Mais une objection s’impose : « le trouble concernant la notion de l’avenir ne serait-il pas une conséquence toute naturelle de l’idée délirante relative à l’imminence du supplice ? C’est là que réside le problème. N’y a-t-il pas lieu d’admettre, au contraire, que c’est le trouble concernant notre attitude à l’égard de l’avenir qui est d’ordre plus général et que l’idée délirante dont nous parlons n’est qu’une de ses manifestations ». Le temps se fractionne ici en éléments isolés, non intégrés, la notion de l’avenir et de la vie se désagrège.  Les objets (tels ceux qu’on lui mettra dans le ventre) perdent leur spécificité, sont en nombre infini, ne sont envisagés que dans leur similitude selon un mode de pensée purement analogique, la sphère de ses préoccupations est ainsi illimitée dans l’espace, mais barrée du point de vue de l’avenir ; celle des préoccupations « normale » est limitée dans l’espace, mais sans bornes dans l’avenir.

Finalement la synthèse de la personnalité se désagrège, la notion du temps se fractionne et se réduit à la succession de semblables et donc s’immobilise.

Les élaborations de Minkowski à partir de la phénoménologie de la schizophrénie s’étendent bien au-delà de ces premières considérations, et l’objet n’est pas ici d’en présenter une vue plus complète et plus complexe. La notion du temps vécu comme facteur essentiel, ainsi présenté, s’avère être une étape majeure dans l’avènement de la psychopathologie structurale en psychiatrie ; elle témoigne d’une longue, progressive maturation de sa pratique clinique venue peu à peu fissurer le paradigme prééxistant, qui était organisé autour du démembrement des diverses pathologies psychiatriques identifiées par la variété des manifestations symptomatiques immédiates, et ayant généré la nosographie d’alors. Mais ces propos sur le temps ne se figent pas en théorie dogmatique close sur elle-même. Minkowski l’interroge d’emblée, et la mettra en regard d’autres considérations, particulièrement sur la place de l’espace vécu, laissant œuvrer sa démarche réflexive dé-coïncidente, dont on peut avec le recul du temps, mesurer son impact dans le développement de la vision structuraliste qui renouvellera en profondeur la perception et l’abord de ces pathologies.

PRATIQUES PSYCHIATRIQUES ACTUELLES

Une des caractéristiques des pratiques psychiatriques actuelles est la multiplicité des socles théoriques dont elles se soutiennent : neurosciences, biologie, psychanalyse, phénoménologie, comportementalisme, cognitivisme, hypnose, théories systémiques, antipsychiatrie, considérations multiples sur le travail, l’éducation, l’écologie, ethnologie, sociologie, économie, etc … Cet éclectisme est d’ailleurs corrélé au flou qui entoure les nuances ou les différences entre psychiatrie et santé mentale. Les institutions de soins dans leur ensemble témoignent de cette constellation de références qui, selon les cas, se mêlent, se juxtaposent, se coordonnent, s’opposent, s’ajoutent les unes aux autres, se succèdent, etc…, que ce soit au sein d’une même institution ou d’une institution à l’autre. Leurs objets et objectifs deviennent ainsi très différents, la notion de soin y est très variable.

En deçà même de l’échelon institutionnel, chaque soignant est porteur de sa propre théorie quant à l’appareil psychique et quant aux troubles mentaux, théorie pouvant également varier selon chaque patient ; par théorie, il ne s’agit pas d’un corpus savamment construit et formalisé propre à chacun , mais de la façon dont chacun s’approprie, plus ou moins explicitement et avec plus ou moins de rigueur et de précision des concepts empruntés çà et là dans divers corpus théoriques généraux ; il s’en suit une certaine hétérogénéité dans ces outils théoriques qu’une nomenclature officielle et adoptée par la majorité ne parvient pas à masquer.

Du nécessaire assemblage de ces différents points de vue doit émaner une indispensable cohérence de l’institution de soins quant à ses pratiques et ses objectifs, qui aboutit donc à la constitution d’un système et/ ou d’un programme de soins qui décline ses projets thérapeutiques selon divers montages à adapter au cas par cas.

Or quelles que soient la minutie et l’attention apportées à la prise en charge d’un patient tout au long de son parcours, l’expérience montre que dans les faits, rien ne se déroule jamais comme attendu, que ce soit dans le déroulement des actions thérapeutiques proposées, leur temporalité ou les effets escomptés. Cet écart est inévitable, mais rien ne préjuge de la façon dont il sera reçu, comment une institution y réagira et prendra en considération ses imprévisibles conséquences.

Ce décalage entre un chemin de soins qui s’efforce d’être tracé dans les grandes lignes et la réalité vécue et observée quotidiennement peut rapidement être interprété, s’il se prolonge ou s’accentue, comme un déphasage inopportun, regrettable ou indésirable ; il peut alors devenir divergence que le système institutionnel tendra à analyser par rapport à ses fondements théoriques et pratiques habituels d’ensemble, au risque de verser dans un dogmatisme insidieux, dont on connait les effets délétères à terme.

Toute institution ou tout soignant individuel sont ainsi régulièrement écartelés entre la nécessité de maintenir une solidité et une pérennité suffisantes dans ses repères théoriques et ses habitudes pratiques (qui sont indispensables pour structurer et maintenir tout processus de soin), et leur mise en cause lorsque la clinique semble en signer l’échec. Ces phénomènes sont fréquemment générateurs de crises, dont le dépassement reste toujours délicat, et source de rigidité des pratiques. 

Néanmoins, cet écart – entre l’attendu et la réalité telle qu’elle surgit –  témoigne aussi, pour qui peut l’entendre et y rester suffisamment attentif, de craquelures, de fissurations au sein de l’appareil soignant mis en œuvre qui invitent à l’interroger, s’engager dans une distanciation critique vis-à-vis de lui, et laisser advenir l’inattendu, accompagné et/ou sollicité par le soignant par un geste créateur inédit, au prix d’une inconnue sur la validité ou le bienfait de telle ou telle initiative : bienfait à entendre au sens de ce qui peut venir endiguer les mortifères répétitions des symptômes morbides dans une vie psychique paralysée par l’aboulie, l’apragmatisme, l’angoisse sans voie de résolution, la perte de tout élan vital ou les comportements suicidaires ; ce bienfait consiste en l’ouverture vers un nouveau « positif possible » : dans ce cas, sans doute peut-on parler d’un effet de dé-coïncidence, jamais certain ni anticipable, jamais formatable et sans que la nature et la qualité de sa manifestation soit prévisible : ce processus de dé-coïncidence est en effet non téléologique, il permet l’apparition de l’ « inouï », enclenché par un geste soignant singulier ou une clairvoyance suffisamment délicate pour ne pas occulter une évidence aveuglante dans la vie ou le comportement d’un patient . 

Cette  dimension non téléologique n’est pas sans faire un certain écho ici à la notion chinoise de lǐ  理 , que l’on traduit par « raison des choses », à l’image du lapidaire devant le bloc de jade :  la praxis chinoise en effet «  ne commence pas par un calcul de moyens en vue de la réalisation objective d’une idée, d’une forme préconçue, d’une fin préalablement formée dans l’esprit du sujet agissant,  mais en s’adaptant et laissant s’adapter l’action à la raison des choses lǐ ; ce caractère lǐ  désigne entre autres les veines du jade », et le paradigme du raisonnement est le travail du lapidaire devant ce bloc de jade recherchant les lignes de la pierre pour les faire épouser par le mouvement de son instrument, sans préjuger de la forme qui en émanera … Raison lǐ  est (aussi) le nom d’une imperceptible démarcation… à partir de laquelle se produite une séparation, « c’est pourquoi on parle de raison distinctive fēnlǐ  分理 dans les tissus corporels des êtres vivants, il y a la raison des muscles,…pour couper ces tissus il y a une ligne de coupure sans effrangement : c’est ce qui s’appelle la ligne de raison tiáolǐ  條 理 (Duàn Yùcái, commentaire du Shuōwén Jiězì à l’article , glosant Dài Zhèn) » (L. Vandermeersch, Wangdao ou la voie royale).

On conçoit aisément la difficulté à rendre compte d’une telle dynamique dans la pratique face aux demandes incessantes de justification des projets et méthodes de soins et des « résultats » obtenus de la part des organismes de tutelle et de gestion, ou face à certaines sociétés savantes. 

La formalisation reflète et exprime un mode de pensée exclusif s’opposant à toute alternative ou reléguant celle-ci dans un autre monde, et dont la logique argumentative ou prescriptive ne permet pas d’écart : ainsi les conférences dites  de « consensus », les « bonnes pratiques », ou le découpage tant des actes que de la sémiologie en catégories rigides qui guident les pratiques et finissent par induire dans la pensée une intransigeance paralysante, ou certaines exigences administratives au nom d’une saine gestion dans l’organisation des soins. De telles positions rejettent ce qui ne peut se soumettre à ces catégorisations, et précipitent la perte de l’inassimilable et de l’irrationnel (même provisoire) de toute vision plus élargie des phénomènes morbides et donc d’une certaine dimension de la médecine où réside cependant le fond de la véritable complexité et de la richesse de l’art médical. Ce dernier est porteur et débordé par une partie inabsorbable par une formalisation (aussi sophistiquée et nécessaire que celle-ci puisse être par ailleurs), et cette partie est du domaine de l’incommensurable.

La dé-coïncidence, qui n’est ni un outil, ni une technique, ni une méthode, reste néanmoins un horizon nécessaire pour maintenir la validité d’un projet thérapeutique ; elle reste en général un enjeu particulièrement délicat pour ces institutions et leurs membres : mouvements de dé-coïncidence par rapport à des repères théoriques dont chacun connait le penchant idéologique qui menace sans cesse de les annuler, par des comportements ou gestes stéréotypés, fussent-ils qualifiés de thérapeutiques. Tout processus de dé-coïncidence est, de plus, toujours voué à recoïncider, voire constamment mêlé à une re-coïncidence et réclame la plus grande vigilance.

La psychiatrie est liée à ce point limite où les systèmes de pensée gravitent – depuis Pinel, donc de sa naissance – autour de leur propre fissuration : interrogation sans cesse relancée sur la nature de son objet, soit l’indécidable du psychisme et dans le psychisme, c’est-à-dire dans les interactions de la pensée et les affects de chacun avec autrui et son environnement ; il est classique de tenter de circonscrire chez tout individu un appareil psychique comme on le fait de son appareil digestif, locomoteur, neurologique, etc…Mais outre le fait qu’il n’y a fondamentalement d’ « appareil psychique » que partagé, les modélisations visant à décrire et analyser ce qui serait un « appareil psychique individuel » – pour nécessaires et pertinentes qu’elles puissent être – aboutissent à des descriptions formelles, justes mais closes sur elles-mêmes : appareil psychique considéré comme un ensemble de systèmes neuronaux par exemple, ou un ensemble fonctionnel métapsychologique, ou un jeu de pulsions, ou une machine à représentations, ou une machine numérique perfectionnée à l’extrême, etc… : de tous ces modèles théoriques découlent des pratiques diverses qui tendent à se systématiser, auxquelles se réduit souvent la pratique de la psychiatrie (à l’image de la pratique médicale somatique). Les bénéfices pour les patients peuvent en être tout à fait appréciables, mais le geste de soin s’arrête au niveau de ces types de compréhension du psychisme et n’a alors guère accès à ce supplément d’être essentiel où réside le plus humain de chacun ; l’ouverture à cette dimension, régie comme nous l’avons indiqué ci-dessus par de l’incommensurable, spécifie ce qui dans la pratique psychiatrique excède tout ce qui se rabat sinon sur une formalisation, un protocole, une méthode reproductible sans fin, dimension dans laquelle on ne peut frayer que par décoïncidence.

Cette intrication de la dé-coïncidence et de la re-coïncidence est au cœur de la rencontre subjective d’un soignant et d’un patient, tout comme elle est à l’œuvre au cœur du fonctionnement psychique de chacun. Elle en brouille les repères dès lors que celui -ci est destiné à devenir objet d’analyse, et dans la mesure où s’introduit la question de l’intime.

Francis Rouam        7/02/2024