Le colloque a eu lieu en mars 2023 au Patronage Laïque Jules Vallès. Il a réuni une dizaine de chercheurs.
En Europe, se sont déployés deux régimes distincts de discours : un discours selon l’ordre des raisons, qui s’abstrait du sensible, conceptualise, démontre, et un discours qui enquête, décrit, raconte : la philosophie (et la Science) d’un côté, la Littérature de l’autre. Chacun son rôle. La Littérature récupère alors ce que la philosophie et les sciences, qui visent à l’universel, laissent de côté : le sensible, le singulier, l’événement. Certes, il y a aussi des savoirs qui dansent d’un pied sur l’autre, « entre science et fiction », témoins l’écriture de l’histoire, ou l’ethnologie française. Alors que le roman se tient au plus près de l’expérience vécue, décrit les linéaments et les transformations d’« une vie », les infléchissements et les basculements, la philosophie propose des concepts. Mais que serait une philosophie qui ne viendrait pas éclairer « vivre » ? Que faire du roman en philosophie ? Qu’est-ce que la poésie donne à penser ? Comment l’écriture philosophique peut-elle s’ouvrir au possible littéraire ? En retour, comment les concepts permettent-ils de lire autrement la littérature ? En d’autres termes, il s’agit de penser la manière dont la littérature et la philosophie peuvent coopérer, jusque dans la trame d’une écriture philosophique qui puisse mettre en tension l’universel du concept et le singulier de l’expérience, de telle manière que la philosophie en soit relancée. Ce séminaire trouve son point de départ dans le travail de François Jullien, qui souvent prend appui sur des romanciers, de Stendhal à Proust, en passant par Balzac, Flaubert, Fromentin, Maupassant ou Tolstoï, qui pense avec Baudelaire, Verlaine, Rimbaud ou Valéry. Et si le nom de Rousseau revient souvent dans ses essais, c’est le Rousseau écrivain qui l’intéresse, celui des Confessions et des Rêveries, plutôt que l’auteur du Contrat social. La littérature « vient compenser l’impuissance de la philosophie à toucher vivre sans le rater parce que le rendant abstrait : si vivre se refuse à la mainmise du concept, vivre, en revanche, se retournant sur lui-même, se réfléchit dans le roman. Un roman sert essentiellement à ceci : on y suit passionnément, dans son récit, le fil des possibles que vivre ouvre en même temps que leur rabattement, de là que le roman a été la grande machine à penser vivre » (La transparence du matin, p. 62-63). « La littérature et la pensée, dans leur coopération nouvelle, (…) évoquant vivre, sont par là même des ressources de vivre » : « décrire et réfléchir ce qu’est vivre intensifie par soi-même la capacité de vivre » (ibid., p. 233).