Ressources conceptuelles

A partir du chantier de François Jullien

Nous proposerons ici régulièrement des entrées conceptuelles. Cela formera progressivement un lexique qui se présentera sous forme alphabétique.

Sous la responsabilité de Jean-Pierre Bompied et Pascal David.

Pascal David

Pascal David est philosophe. Après avoir été pendant douze ans professeur au lycée, il enseigne à l’Université catholique de Lyon (UCLy). Il est membre associé de la chaire sur l’altérité à la Fondation Maison des sciences de l’homme (FMSH, Paris) et secrétaire de l’Association Dé-coïncidences. Ses travaux portent sur la philosophie française contemporaine, ainsi que sur les liens entre philosophie, littérature et spiritualité. Il a écrit notamment sur Simone Weil, Michel Foucault, François Jullien, Eugène Fromentin. Il est l’auteur, a dirigé ou a participé à une quinzaine d’ouvrages dont Penser la Chine, interroger la philosophie avec François Jullien (Hermann, 2016) et En lisant François Jullien. La foi biblique au miroir de la Chine (dir., Lethielleux, 2012). Il est également l’auteur d’une pièce de théâtre, Psaumes – Paul Claudel (2009).

Jean-Pierre Bompied

Jean-Pierre Bompied, enseignant et conférencier, spécialiste de philosophie chinoise, a publié avec Jean-Claude Beaune Pensée chinoise et philosophie, CRDP d’Auvergne. Il a publié en 2019 Penser par écart, le chantier conceptuel de François Jullien chez Descartes&Cie.

0-9
A
Amorce

Peut-on vraiment dire quand cela commence ? Un amour, par exemple. Quand commence-t-il ? N’a-t-il pas déjà commencé avant qu’il se déclare ? Avant même que l’on en prenne vraiment conscience ?
Nous avons l’habitude de nous représenter le temps comme une ligne et le présent comme un curseur qui se déplace de gauche à droite sur cette ligne. Nous spatialisons le temps. Nous cherchons un « début » et une « fin » (au deux sens de ce terme : terme et but) à ce qui nous arrive (« début » et « fin » d’une « histoire d’amour ») ; nous cherchons des « causes » qui « expliquent » les événements ou des segments du temps (« les causes de la Révolution française » ou « de la Première Guerre mondiale »). Ce langage est-il pertinent ? N’est-ce pas là diviser le temps de manière artificielle, plaquée, en un « avant » et un « après », comme s’il y avait un passage abrupt du non-être à l’être ? Peut-on parler de ce qui fait nos vies avec les concepts dont usent les scientifiques pour parler de la matière ? « Début », « cause », « explication », etc. – ce lexique ne se contente-t-il pas de recouvrir nos vies sans les éclairer de l’intérieur ? Car c’est toujours « après » que l’on désigne (de manière toujours arbitraire) la date à laquelle il y a eu « commencement ».
Plutôt que « commencement », qui introduit artificiellement une rupture, mieux vaut cet autre concept : amorce.


« Amorce », qui n’est pas un terme de l’ontologie, permet de dire comment « cela » advient et se déploie peu à peu, de manière processuelle. C’est au sein d’une situation (d’une configuration) que vient à s’amorcer quelque chose, que cela « prend », que cela « mord » (ad-mordere, « mordre auprès »). Amorcer un virage, ou une décrue, ou une discussion : cela se dit de ce qui est en train d’advenir, qui n’est pas encore identifiable, à peine repérable. Un possible tendanciellement se configure, qui peut aussi bien s’amorcer qu’avorter. L’amorce dit que ce qui advient est le fruit d’un déroulement interne, par transformation silencieuse, en fonction des seuls facteurs engagés. Il n’y a pas de début, il n’y a donc pas de dehors ni d’explication à fournir – il y a implication (et non explication).
Un amour, pour y revenir, s’amorce donc bien avant la date qui vient en désigner le commencement. C’est sans début assignable qu’il a débuté ou, pour mieux dire, s’est amorcé. « Un jour, c’était vers la fin d’avril », Dominique part marcher dans la campagne. Il est saisi alors par une « atmosphère » : « Les haies d’épines étaient en fleurs ; le soleil, vif et chaud, faisait chanter les alouettes et semblait les attirer plus près du ciel, tant elles pointaient en ligne droite et volaient haut. Il y avait partout des insectes nouveau-nés que le vent balançait comme des atomes de lumière à la point des grandes herbes, et des oiseaux qui, deux à deux, passaient à tire-d’aile et se dirigeaient soit dans les foins, soit dans les blés, soit dans les buissons, vers des nids qu’on ne voyait pas. » (Dominique, de Fromentin) Le narrateur poursuit : « J’aurais souhaité que quelqu’un fût là ; mais pourquoi ? Je n’aurai pu le dire. Et qui ? Je le savais encore moins. » Quelque chose (qui n’est donc pas une « chose ») s’amorce alors, qui va faire son chemin et se déployer. Un processus, une transformation silencieuse s’enclenche, s’amorce. Il n’y a pas de rupture avec ce qui précède (ni commencement requérant explication : une « cause ») mais une « logique d’implication : s’y dit le fruit d’un déroulement interne en fonction des seuls facteurs engagés » (Ce point obscur d’où tout a basculé, p. 86-87).
Eugène Fromentin décrit les saisons ; mais « description » est encore mal dit, car trop extérieur. Il donne à vivre une ambiance, une atmosphère, une prégnance. Il n’y a pas un « individu » dans un « environnement » mais, contrevenant à l’isolation des êtres en entités, une pervasivité qui fait communiquer de l’intérieur tout de ce qui advient et s’actualise dans le monde. Le dit l’image fromentinienne et récurrente du « vent » qui traverse toutes « choses », qui les désisolent de telle manière que rien n’est proprement déterminé et que ce qui advient en un procès continu demeure évasif. Cette capacité, cette évasivité désigne ce fonds communiquant des choses sans principe et sans commencement qui ne se laisse plus déterminer dans les termes de l’ontologie – qui défait l’opposition de l’être et du non-être. Le langage ne peut plus désigner une « chose », alors il tourne autour, se fait allusif.
Puis il y a le trouble ressenti lors de la rencontre fortuite avec Madeleine, « sous les ormeaux garnis de frondaisons légères », « dans le crépuscule bleu qui descendait du ciel ». Dominique se sait amoureux, « mais de qui ? ». Quelques jours plus tard aura lieu la rencontre : « Il y avait plus de dix-huit mois que je vivais près d’elle, et pour la première fois je venais de la regarder comme on regarde quand on veut voir. Madeleine était charmante, mais beaucoup plus qu’on ne le disait, et bien autrement que je ne l’avais cru. » Et un peu plus tard encore, alors que Dominique est tout entier pénétré de la présence de Madeleine (promise en mariage au comte de Nièvres), éclate l’évidence – fruit mûr de ce processus de transformation continue de la situation : « Madeleine est perdue, et je l’aime ! »
Mais l’on peut aussi bien remonter plus en amont. Un an et demi plus tôt. Au château des Trembles, le jeune Dominique était descendu « sur la terrasse ombragée de vignes ». Il rédigeait une composition latine. C’était le mois d’octobre : « Les arbres, qui déjà n’étaient plus verts, le jour moins ardent, les ombres plus longues, les nuées plus tranquilles, tout parlait avec le charme sérieux propre à l’automne, de déclin, de défaillance et d’adieux. Les pampres tombaient un à un, sans qu’un souffle d’air agitât les treilles. Le parc était paisible. Des oiseaux chantaient avec un accent qui me remuait jusqu’au fond du cœur. » Il avait éprouvé là un « attendrissement subit, impossible à motiver » qui lui avait arraché des larmes. Augustin lui fera la remarque, plus tard : « Il y a quatre ans que je vous sais amoureux, me dit-il au premier mot que je prononçai. – Quatre ans ? lui dis-je, mais je ne connaissais pas alors Mme de Nièvres. – Mon ami, me dit-il, vous rappelez-vous le jour où je vous ai surpris pleurant sur les malheurs d’Annibal ? Eh bien ! je me suis étonné d’abord, n’admettant pas qu’une composition de collège pût émouvoir personne à ce point. Depuis, j’ai bien pensé qu’il n’y avait rien de commun entre Annibal et votre émotion ; en sorte qu’à la première ouverture de vos lettres, je me suis dit : “je le savais” ; et, à la première vue de Mme de Nièvres, j’ai compris qu’il s’agissait d’elle. » Augustin déchiffre le processus en cours et remonte jusqu’à ce point obscur d’où tout a basculé, jusqu’à cette première amorce qui va ensuite faire son chemin, silencieusement, se déployant d’elle-même, sponte sua, selon sa propension, à travers la vie de Dominique. Le romancier épouse le plus finement les configurations en remontant à la ligne subtile de fissuration. Et la suite du roman s’attache à détecter les veinures d’une vie.
Un « rien » fait pencher par propension et basculer de l’indifférence dans l’amour, de l’amour dans la haine. Une amitié intime advient « d’un germe imperceptible, d’un lien inaperçu, d’un adieu, monsieur, qui ne devait pas avoir de lendemain ». C’est le potentiel de la situation qui se transforme et se déploie : « Une année se passe. On s’est quitté sans se dire au revoir ; on se retrouve, et pendant ce temps l’amitié a fait en nous de tels progrès que toutes les barrières sont tombées, toutes les précautions ont disparu. » Et ce n’est pas une question de date marquée et repérable : « Cette intimité qui commençait à peine était-elle ancienne ou nouvelle ? », demande le narrateur : « C’était à ne plus le savoir, tant l’intuition des choses m’avait longuement fait vivre avec elles, tant le soupçon que j’avais d’elles ressemblait d’avance à des habitudes ». Le processus est global et continu et c’est donc tous les jours « l’anniversaire d’une amitié qui n’avait plus de date ». 
Le romancier nous apprend ainsi à déchiffrer ces processus qui portent nos vies dans une direction ou dans une autre, à repérer les lignes de fracture et de fissuration, à nous orienter sans extériorité ni possibilité de surplomb, pris que nous sommes dans l’immanence de nos vies. En décollant le moins possible de l’expérience vécue, François Jullien élabore des concepts qui éclairent ce que veut dire vivre. Car vivre est stratégique.




Référence


Ce point obscur d’où tout a basculé, Paris, L’Observatoire, 2021


P. DAVID
B
C
Commun
Commun
Le commun est un concept politique qui désigne un partage. Dans Les Politiques, Aristote constate : « Nous voyons que toute cité est une sorte de communauté (koinônia) ». Le commun désigne ce à quoi on a part ou à quoi on prend part, ce qui est en partage et à quoi on participe.
Le commun peut ou bien être naturel, et alors il se reconnaît, par exemple une famille ou une patrie (qui rassemble des compatriotes), ou bien il se choisit, que ce soit une nation dont on acquiert la nationalité ou une communauté religieuse. Le commun réunit et unifie, et cela à différentes échelles selon une extension graduelle et progressive. S’il y a le commun de la cité, il y a aussi le commun de l’humanité, pensé aussi bien par les stoïciens que par Kant (le cosmopolitisme), et le commun du vivant : tous les êtres vivants ont en commun d’être vivants. Enfin, le commun peut être plus ou moins intensif : le commun de la patrie n’est pas le commun amoureux.
Il faut distinguer. Le commun n’est pas le semblable. Les deux concepts se clivent. En effet, avoir « en commun » n’est pas se ressembler ou chercher à être identique. François Jullien propose ce concept de commun en 2008, dans De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures (Fayard). Il y distingue l’universel, concept de la raison qui nomme un devoir-être a priori, « cela doit être ainsi » (les lois des sciences par exemple), l’uniforme, concept de la production, concept économique, diffusion indéfinie du semblable, du « standard » (la figure qu’a prise la globalisation, ou mondialisation de l’Occident), et le commun, concept politique, qui varie aussi bien en extension qu’en intensité.
Le commun se constitue par la mise en tension des positions. Je fais une place dans ma pensée à la pensée de l’autre ; je mets en tension, dans ma pensée, ma pensée et celle de l’autre, de telle manière que, si l’une s’écarte de l’autre, elles se conçoivent l’une en vis-à-vis de l’autre. Mieux : la pensée s’active ou se réactive, évite de se replier sur elle-même, de se scléroser, de coïncider avec elle-même, autrement dit ma pensée demeure vivante, en essor, décoïncidente, à la rencontre de l’autre, dans cet « entre » ouvert par écart et mise en tension entre deux positions. Ce concept de commun se pense et s’active en corrélation avec celui d’écart. La France, par exemple, est aussi bien Descartes que Rimbaud. Ou, pour mieux dire, c’est l’écart ouvert entre Descartes et Rimbaud, de telle manière que Rimbaud s’écarte du rationalisme cartésien mais que, aussi bien, l’auteur des Illuminations sort Descartes de son enlisement dogmatique pour en faire saillir à nouveau l’inventivité. Le geste cartésien retrouve son caractère aventureux lorsqu’il est lu à partir de Rimbaud. La « France » est donc un commun qui résulte de la mise en tension l’un par l’autre de possibles ouverts dans la pensée.

Il en va aussi bien pour les régions. La France n’est pas uniformisation des cultures, des paysages et des langues. La Bretagne n’est pas la Flandre, qui n’est pas la Provence, qui n’est la Franche-Comté, la Savoie ou les Cévennes (ces « milieux », « petites patries » dont la singularité est forte et ancienne, qui existaient déjà au XIIe siècle, avant que l’État français ne vienne les annexer). La France n’est pas uniformisation mais mise en regard des singularités régionales et culturelles et c’est cette mise en regard qui fait ce commun qu’est la France.
Il n’y a pas de priorité des écarts sur le commun, ou l’inverse, car l’un est la condition de l’autre : le commun est d’où se déploient des écarts et les écarts sont ce qui déploie du commun. « Car la consistance d’une société, tient à la fois à sa capacité d’écarts et de commun partagé : d’un commun partagé que déploient et font travailler des écarts le rendant actif et productif, l’empêchant de s’enliser dans une norme et de s’y atrophier – le portant à se renouveler. » (IC, p. 75) Le commun est effectif : à la fois actif et intensif.
On le voit ici à l’œuvre, le commun est un concept politique. Il est inclusif. Il intègre sans uniformiser. Il peut, toutefois, se retourner en son contraire, s’avérer exclusif lorsqu’il se pervertit en communautarisme. Le communautarisme excommunie, il exclut du commun et défait le commun. Le danger communautariste – ou multiculturaliste – invite à s’interroger sur ce que nous avons en commun et sur la manière d’activer entre nous du commun.
Les travaux récents sur cette notion et son histoire, sur la question des communs, sont nombreux, depuis Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle (La Découverte, 2014), l’ouvrage de Pierre Dardot et Christian Laval. Qu’avons-nous en commun ? L’essai de Pierre Crétois sur La Part commune. Critique de la propriété privée (éditions Amsterdam, 2020) s’avère stimulant. Dans un ouvrage d’intervention, Il n’y a pas d’identité culturelle (2016), François Jullien revient sur l’usage politique du concept de commun. Il y a là de quoi nourrir un engagement philosophique.
En effet, il y a urgence, aujourd’hui, à déployer du commun, à activer une telle ressource conceptuelle.

Références
De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, Paris, Fayard, 2008
De l’Être au Vivre. Lexique euro-chinois de la pensée, Paris, Gallimard, 2015 Il n’y a pas d’identité culturelle, Paris, L’Herne, 2016 (IC)
P. DAVID
Comparaison/vis à vis
Cette distinction est essentielle dans le travail philosophique de François Jullien, car s’y engage la signification de sa composante sinologique rappelée en tête de chaque essai : l’auteur est philosophe, helléniste et sinologue.
Une composante qui n’est pas mince, puisque, partant d’une thèse présentée dans cette discipline en 1985, elle atteint son expression complète en 2015 avec l’élaboration d’un lexique euro-chinois de la pensée et réapparaît dans l’essai de 2022 : Moïse ou la Chine. Une longue aventure intellectuelle.

Ce que comparer, en matière de cultures, veut dire : cette interrogation traverse de part en part une réflexion qui à cet égard s’inscrit dans une tradition de pensée remontant à Montaigne s’interrogeant sur les Cannibales du Nouveau monde. Inter-culturalité, dit le philosophe contemporain.

Par la nature de son objet – la civilisation chinoise, aussi ancienne qu’immense – la sinologie porte à la comparaison, et les grands noms français de la discipline universitaire née en France (1816) ne s’en sont pas privés. De Granet à Gernet, leurs présentations de la pensée chinoise ne s’interdisent nullement de comparer ses grandes réalisations à celles de l’Occident. Déjà, l’ancêtre de la sinologie, le philosophe classique le plus au fait (grâce aux missionnaires) de la culture chinoise, Leibniz, observait que tout en elle, des manières de tables aux procédures les plus intellectuelles, offrait comme une réplique aux formes européennes, mais toujours différente, dans chaque domaine. Comment dès lors ne pas comparer ? Et d’abord les langues, les nôtres écrites alphabétiquement, la leur au moyen de caractères idéographiques …

Au fil de son travail descriptif ordinaire, le sinologue, quand il le juge utile, compare donc, tranquillement. L’innovation de F. Jullien tient comme d’habitude à sa reprise réflexive, en profondeur, de la question. Il rend problématique ce qui auparavant était admis comme allant de soi. Comparer dans le domaine de la culture suppose un cadre de référence commun. Après quoi on relève des différences, si possible on les mesure, on évalue, en plus et en moins. Leibniz déjà : sur le plan logique l’Europe lui semble supérieure, l’attestent ses avancées en métaphysique comme en mathématique, alors que sur le plan moral les Chinois l’emportent par un perfectionnement inégalé de leurs institutions, enfin sur le plan technique, égalité globale des cultures, chacune ayant ses points forts (il serait donc mutuellement avantageux qu’elles puissent communiquer et échanger, l’idée de mondialisation se profile). En sinologie l’établissement de différences, sur fond d’identité, s’impose tout naturellement. Mais faire de Confucius un Socrate chinois ou voir dans le taoïsme une version asiatique du quiétisme présuppose un rapport à cette culture lointaine qu‘il convient d’expliciter. Ne serait-ce que pour sortir du sempiternel dilemme du comparatisme : les différences observées sont-elles de simples broderies sur un fond commun ou traduisent-elles une originalité radicale? Selon la réponse donnée est engagée une vision des rapports entre les cultures – question devenue géopolitiquement explosive.
Pour aborder la pensée chinoise, F. Jullien s’écarte de ces sentiers battus, et précisément avec le concept d’écart qu’il substitue à différence. La différence, notion centrale en linguistique (de Saussure) puis de là en anthropologie dite structurale (Lévi-Strauss) est un puissant outil de classement et par suite de rangement au sein du divers langagier et culturel. Par ce moyen la confusion empirique des premières observations peut être surmontée.

Mais cette information bien ordonnée, et même étiquetée, ne produit pas d’elle-même une réflexion de fond. Ce qu’en revanche vise d’emblée l’écart qui ne s’en tient pas à une distinction, mais fait apparaître une distance, et même la creuse – mais sans aucun souci de classement des choses confrontées.

Ce qui est essentiel dans la stratégie de l’écart, c’est que la distance créée opère dans les deux sens (cf la note de conclusion de Procès ou création 1989, essai-source à cet égard). Dans ce texte programmatique décisif – il ouvre un champ illimité de recherches entre Europe et Chine – les termes de comparaison et comparatisme sont encore utilisés, mais déjà infléchis, détournés. La comparaison est une expérience de l’esprit, qui est toujours à construire. Le comparatisme est essentiellement fictif, il opère librement, sans contraintes chronologiques (ce sera par exemple un dialogue imaginaire entre Rousseau et Mencius dans Fonder la morale, 1995), à visée exclusivement heuristique.

Cela signifie que le choix de la Chine, par le philosophe, n’a rien de hasardeux ou sentimental. La pensée chinoise, à la fois par sa consistance et son extériorité (la rencontre des deux cultures ne commence qu’au 16° siècle) est seule à faire totalement pièce à la philosophie européenne, à permettre la construction expérimentale d’une altérité. Avec les cultures musulmane ou indienne nous avons des liens anciens ou des parentés profondes. Avec la Chine, non. Un pays parfait pour se déconditionner, notait Henri Michaux, expert en expérimentation mentale.

L’écart est ainsi déconditionnement assumé, il conduit à mettre en vis- à-vis les deux cultures, pour permettre leur dévisagement mutuel. Dévisager la pensée chinoise à la lumière de la philosophie européenne, puis, en sens inverse, redécouvrir la philosophie européenne inquiétée à la suite de ce périple dans la pensée chinoise, provoquant dès lors un décentrement de notre vision des choses. L’écart ne range ni n’arrange : il dérange.

Il s’agit donc de penser entre Chine et Europe, non pas ordonner des différences en un grand et beau diptyque répartissant équitablement les mérites respectifs, mais pointer une série d’écarts dans une perspective réflexive toute exploratoire. Procès et création ouvre la marche, à partir d’une question de philosophie première : comment penser l’origine des choses ?

Quel que soit l’angle d’attaque choisi, deux phases marqueront une telle démarche : la mise en évidence d’un noyau de cohérence, manifestant une complétude, versant chinois, et la mise au jour d’un impensé ou parti- pris culturel, versant européen. Précisons rapidement le trait principal de cette problématique que reprennent tous les chantiers particuliers.

L’altérité construite ne se réduit pas à la constatation d’une différence de contenus – deux réponses possibles à une même question – mais opère plus en amont dans l’orientation même du questionnement, propre à chaque culture. Ici il y a, sous-jacentes, des questions qu’on ne peut pas ne pas se poser et d’autres qui ne se posent pas (ne peuvent pas se poser), alors que là elles sont centrales, structurantes. Jamais nous ne posons de questions premières… mais toujours pliées dans du culturel, notera le sinologue dissident. L’écart permet ainsi une déconstruction de sa propre pensée, mais du dehors, en faisant surgir de l’impensé. Au final, c’est un double impensé – chinois, européen – qu’il va s’agir d’explorer, avant de l’exploiter.

Un tel travail, foncièrement réflexif, se doit, pour dépasser le stade des annonces et programmes, d’entrer dans le vif du sujet, des deux côtés. Ici l’amateurisme n’est pas de mise. A cette entreprise d’envergure ont été consacrées plusieurs décennies de recherches, produisant une série d’essais soigneusement ciblés – que très majoritairement la corporation sinologique a feint d’ignorer.

Or dire qu’il s’agit d’une vision culturaliste et essentialiste de la Chine, enfermée dans une pensée qu’on lui invente, méconnaît complètement le but de ce travail : mettre en vis-à-vis deux formes de pensée opérantes pour les mettre en tension, en révéler les ressources respectives, et ainsi promouvoir un nouvel espace de réflexivité.

La nouveauté de ce travail – un usage philosophique de la Chine, déclaré comme tel – s’inscrit plutôt dans la démarche de décentrement de l’Occident théorisée par Lévi-Strauss quand il met en avant une intelligibilité anthropologique dont l’objectivité est toujours menacée par l’obstacle épistémologique que constitue l’ethnocentrisme – la projection incontrôlée de son propre système de référence – ainsi que son contraire : l’exotisme, la conversion complète à la logique de l’autre (le sinologue se sinise).

Il va sans dire qu’un tel programme à vocation heuristique exclut toute reconstruction personnelle, fantaisiste de la culture placée en vis-à-vis – la Chine en l’occurrence – mais tout au contraire impose une attention scrupuleuse (donc savante) à ses particularités. C’est pourquoi un sinologue de cette sorte ramène au premier plan les problèmes de traduction. En rappelant que ce chercheur est d’abord un traducteur, et que par suite le lecteur non sinisant n’a jamais un accès direct au texte de Confucius ou Laozi, mais seulement à l’interprétation que lui imposent les mots choisis par le traducteur. L’épreuve du texte est incontournable. Pour cela il faut se risquer dans le monde des sinogrammes, à l’abri de sa grande muraille qu’on ne franchit pas en quelques semaines ou mois.

Cette longue épreuve – recherche difficile, tâtonnante entre deux langues complètement dissemblables des termes les plus adaptés, pour aménager des passages – aboutit sur le plan théorique au lexique euro- chinois de 2015, ramenant à vingt entrées les oppositions catégorielles entre Chine et Europe (la première : propension versus causalité). Mais, dès 2008, elle s’est imposé d’examiner sous cet angle, inter-culturel, une des idées les plus détonantes du monde contemporain « globalisé » : l’idée d’universel à travers les droits de l’homme. L’examen sort même du seul vis-à-vis euro- chinois, pour inclure d’autres partenaires (culture indienne, arabo- musulmane…). Un jalon important, par ses implications géopolitiques, dans cette trajectoire philosophique.

Une trajectoire où le détour par la sinologie ne prend sens que par le retour à la philosophie qu’il prépare. Apprendre le chinois pour mieux lire Platon résume ce cheminement patiemment parcouru, qui reste ouvert et dont la dynamique tient en cette formule-guide : Je ne compare pas, je mets en vis-à-vis.

Le philosophe a parfois usé du concept foucaldien d’hétérotopie – bien que son créateur ait déployé sa propre réflexion dans le seul périmètre de l’Occident – pour qualifier le déplacement de lieu nécessaire au changement de regard, le sens du voyage dans son entreprise « sans précédent » (Léon Vandermeersch). L’ombre de Foucault, esprit dérangeant, porte loin. S’adressant en 1978 à un public d’intellectuels japonais, l’auteur de Histoire de la folie avait souhaité que fussent « croisées » les conceptions européennes et extrême-orientales du corps, de l’individualité, des pratiques de soi. F. Jullien les a mises en vis-à-vis.

J.P. Bompied
Connivence
Connivence
Pourquoi éprouvons-nous le besoin de « partir en vacances » ? De quitter le bureau, la ville et son rythme effréné ? D’aller « à la campagne » (ou à la mer, ou à la montagne) ? N’est-ce pas pour retrouver une autre relation au monde, à la « nature », vivre à un autre rythme ? Marcher, nager, ou simplement se contenter d’être là. Pour se « ressourcer » en se branchant sur la vitalité animale, végétale, minérale, la vitalité du monde.
Appelons connivence ce lien au vivant et au monde : connivere, en latin, c’est s’entendre en clignant des yeux. Être en connivence avec quelqu’un, c’est se comprendre de manière tacite, sans beaucoup de mots, sans avoir besoin de s’expliquer : un simple coup d’œil suffit. La connivence ne décolle pas du vital, elle intègre.
La connivence, explique François Jullien dans Le Pont des singes (2010), est le mode de savoir « de ce qui se replie en un Dedans : du familier, du local et de l’indigène ; de ce qui ne prend pas en compte un dehors ou le mêle le moins possible à son élaboration. Sa force est d’intégration et non pas d’exploration. Elle éclaire la participation beaucoup plus que la séparation; elle favorise par conséquent l’adaptation et l’action en retour, par suite la reconduction, beaucoup plus que la rupture et l’innovation. Dans sa capacité de maîtrise, elle se fie à la situation engagée plus qu’à quelque plan projeté ; prend en compte la condition plutôt que la fin visée. Elle est sans modélisation, mais entraîne la vigilance. […] Que ce soit avec les personnes, les choses, les lieux, les outils, la connivence est le fruit de l’habitude et du temps passé ; elle repose sur l’entente, le maniement, l’usage et, le moins possible, sur l’explication et la démonstration » (PS, p. 37). Ainsi, ce que nous savons de quelqu’un que nous fréquentons depuis longtemps, ce que nous savons d’un métier appris « sur le tas » ou d’un lieu que nous habitons, est un savoir acquis par expérience, un savoir connivent. A l’inverse, nous pouvons tout connaître d’une ville ou d’un pays sans jamais y avoir mis les pieds : savoir abstrait, connaissant.
«C’est ce savoir connivent, d’ailleurs excessivement complexe quand on le considère du dehors, que les anthropologues retrouvent dans les cultures demeurées primitives : savoir où les sens et l’intelligence ne sont pas dissociés, où c’est le geste qui comprend, chaque membre qui découvre ; où la prudence est reine et la vigilance sa voie d’acquisition ; où l’homme reste partie prenante de son environnement et trouve partout autour de lui des partenaires avec qui muettement communiquer : […] avec les animaux, les esprits, les plantes. Il thésaurise au sein d’une mémoire collective mais ne se repère pas dans une Histoire ; il enchaîne des moments alternants mais ne construit pas de Futur projeté. La connivence lui vient de ce qu’il vit à l’unisson (avec les éléments, les âges, les saisons) ; c’est-à-dire de ce que le monde existe encore pour lui

comme essor » (PV, p. 211-212), avant l’essence, le concept, la définition (étale).
En effet, l’Europe s’est attachée à déployer la connaissance : un savoir explicite, construit et communicable. La connaissance isole une « nature » et la pose en « objet » (Descartes), rendant indifférents les espaces, projetant un temps égal et planifié, développant un discours argumenté qui promeut les conditions de la science ainsi que du politique. L’Europe, dans sa langue, a promu « une raison par effraction : normative, imposant un modèle, se fiant au standard, calculant et décidant a priori des solutions » (PS, p. 23-24). Mais la connaissance n’est pas le tout du savoir. La connivence n’est pas une moindre connaissance, mais c’est un autre savoir que la connaissance par abstraction et formant alternative avec cette dernière.
Alors que la connaissance – réfléchie, théorique, abstraite – introduit une rupture entre le « sujet » qui connaît et l’« objet » qui est connu (objectivement), la connivence ne suppose pas de scission entre moi et le monde, « repose sur un accord non suspecté ni fissuré entre eux ». Alors que la connaissance s’enseigne de façon discursive et méthodique (à l’école), la connivence « se noue, se tisse, au fil des jours, sans qu’on y vise et même sans qu’on y pense, sans qu’on pense à y penser » – sans décoller du vital. Alors que la connaissance découpe des plans différents (les « manières », des « disciplines »), la connivence « n’est pas sectorielle ; elle ne morcelle pas et se développe de façon globale » (PS, p. 35). La connaissance est un savoir par effraction, la connivence, un savoir par intégration : le propre de la connivence est de ne pas extraire, de ne pas abstraire.
Jean-Jacques Rousseau est celui qui a su magistralement décrire la connivence, avant la scission du sujet et de l’objet, dans les Rêveries du promeneur solitaire notamment, dans la « Deuxième promenade », à Ménilmontant, ou la Cinquième, racontant comment il passe le temps à parcourir l’île de Saint-Pierre, sur le lac de Bienne, en Suisse, herborisant à droite et à gauche, au gré de ce qui se présente à lui, tantôt s’enfonçant « dans les réduits les plus riants et les plus solitaires » pour y rêver à son aise, tantôt montant « sur les terrasses et les tertres, pour parcourir des yeux » la chaîne des Alpes. « Quand le soir approchait, poursuit-il, je descendais des cimes de l’île et j’allais m’asseoir au bord du lac sur la grève dans quelque asile caché ; là le bruit des vagues et l’agitation de l’eau fixant mes sens et chassant de mon âme toute autre agitation la plongeaient dans une rêverie délicieuse où la nuit me surprenait souvent sans que je m’en fusse aperçu. Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser […] au point qu’appelé par l’heure et par le signal convenu je ne pouvais m’arracher de là sans effort. » Cet « effort » étant celui de l’arrachement à la connivence.

La « connaissance » a donc pour contradictoire la « connivence ». Mais peut-il y avoir connaissance sans connivence ? Autrement dit, toute connaissance ne suppose-t-elle pas une connivence préalable ? En effet, la connivence est première, et la connaissance s’écarte de la connivence. Un savoir connivent est un savoir qui ne s’écarte pas. Le «rapport connivent » est « recouvert » par la connaissance, mais « il ne disparaît pas pour autant ; il subsiste silencieux, enfoui, tacite, telle une nappe souterraine prête à réaffleurer » (VP, p. 214).
C’est en se demandant ce que veut dire « vivre » et quel savoir cela suppose que François Jullien déploie le concept de connivence, dans la Philosophie du vivre (2011). Car vivre suppose un autre mode d’intelligence ou, pour mieux dire, d’entente qui, se tissant au fil des jours, de manière processuel, et même sans qu’on y pense et sans qu’on pense à y penser. Cet autre savoir, qui « retient dans l’adhérence » au lieu de mettre à distance, est un « savoir ombreux » (PV, p. 210-211) : savoir ombreux, savoir de l’infra et de l’implicite, qui reste intégré dans un milieu, ne s’abstrait pas d’un paysage, ne s’extrait pas d’un conditionnement, ne sépare pas la théorie de la pratique, « savoir demeurant tacite, qui ne se réfléchit guère ni ne s’explique et, par accolement tenace, maintient dans un rapport intime » (PV, p. 210).
C’est une telle connivence dont il nous faut faire usage, afin de raviver notre capacité à vivre en nous « rebranchant sur l’immanence du vital » (PV, p. 213). Le sujet « agile » sait évoluer entre connaissance et connivence : connaissant par la science et connivent par la poésie, connaissant en public et connivent en privé (la « parole intime »).


Références
Du « temps ». Eléments d’une philosophie du vivre, Paris, Grasset, 2001 La grande image n’a pas de forme. Ou du non-objet par la peinture, Paris, Seuil, 2003
Si parler va sans dire. Du logos et d’autres ressources, Paris, Seuil, 2006 Le Pont des singes, Paris, Galilée, 2010 (PS)
Vivre de paysage ou l’impensé de la Raison, Paris, Gallimard, 2014 Philosophie du vivre, Paris, Gallimard, 2011
De l’Être au Vivre. Lexique euro-chinois de la pensée, Paris, Gallimard, 2015

P. DAVID
D
E
Evasivité-persasivité
Comment parler autrement que dans les termes de l’Être ? Comment dire ce qui échappe à toute caractérisation possible, qui n’est ni ceci ni cela ? Il faut alors solliciter les ressources de la langue.
Au cours de son travail et dans des ouvrages successifs, François Jullien emploie trois termes : fadeur, ambiguïté, évasivité. C’est de l’évasif, ou évasivité, concept non ontologique par excellence, dont il va ici être question.
Un propos est « évasif » lorsqu’il ne dit rien de positif, n’a pas d’arrête, ne tranche pas. Alors que la philosophie parle de « quelque chose » et cherche à définir des essences, un propos « évasif » demeure vague, flou, indéterminé. Or, s’il s’agit d’évoquer ce qui s’incite, se propage et se diffuse dans le monde sans assignation possible – une ambiance, une atmosphère, un climat – le propos ne peut qu’être évasif.
L’évasivité se dégage de la détermination pour aller plus en amont, là où communiquent entre elles de manière plus foncière les choses, avant même qu’elles se caractérisent comme « choses », isolables les unes des autres, définissables comme étant « ceci » ou « cela » (l’être déterminé des choses, leur « quiddité »). Est évasif ce fonds communiquant des choses, sans principe ni commencement (ou commandement), fonds évasif qui ne saurait se dire dans la langue de l’Être. En effet, l’évasif est un concept qui défait l’ontologie, permettant ainsi de proposer une épistémologie apte à penser aussi bien la poésie et l’art moderne que la physique contemporaine, ou l’écologie, pour autant que c’est bien d’évasif dont il est question dans les mutations actuelle du climat, transformation silencieuse que nous avons du mal à appréhender.
Le climat, ou la transformation globale et continue d’une saison en une autre est évasif parce que toutes les caractérisations se dissolvent – ou se résorbent – au sein de cette neutralisation élémentaire. En parler ne peut alors se faire que de façon allusive : en tournant autour. Il faut une langue qui ne soit pas contrainte par la prédication, soumise à l’assignation, pour faire sa place à cet évasif s’évadant de la détermination, par où communiquent plus foncièrement les choses s’y générant indéfiniment.


Ce sont les artistes, les poètes, les romanciers qui ont tenté de sortir de l’ontologie, la langue de l’être, pour dire cet évasif. C’est la percée que tente, exemplairement, au milieu du XIXe siècle, Eugène Fromentin. Un été dans le Sahara (1854), puis Une année dans le Sahel (1858), et Dominique (1862) cherchent à dire des climats, des ambiances, des atmosphères, des saisons et leurs influences : « ce je-ne-sais-quoi », « je ne sais quoi de local », « je ne sais quoi de presque chantant ». Il y est question d’horizons, de lointains, de brouillards. C’est « un brouillard bleu » qui s’élève « à travers les arbres », ce sont « des brumes grisâtres », « incolores », des « brouillards de décembre » (« un brouillard inégal, où la terre et le ciel semblent se confondre ») et des « immenses rideaux de pluie » qui couvrent la campagne. Si la plaine est verte, c’est « d’un vert douteux ». Les ombres sont grises et la lumière blafarde. Les choses sont « vagues », « rien pour arrêter la vue, ni qui la repose, ni qui la satisfasse en la fixant sur des points d’appui : une étendue flottante, une perspective indécise de formes insaisissables ». La ligne de l’horizon est « insaisissable » (« l’extrémité se perd dans une perspective noyée de blancheurs et de brumes ») et le paysage est délavé : « Des brouillards fiévreux enveloppaient de petites métairies qu’on voyait de loin, perdues dans des chanvrières, sur le bord des canaux, … ». Les couleurs sont estompées, fades, pâles, d’un « ton d’encre de Chine », et le pays tout entier est « plat, pâle, fade et mouillé » (« pâleurs fades » écrit encore Fromentin).
Les paysages sont « vastes », « immenses », « vides », « si pauvrement dessinés » qu’ils n’ont « presque jamais ni contours ni perspective ». Du jardin qui s’ouvre sur la mer, Dominique parle ainsi : « Rien ne le grandissait comme un léger brouillard qui en bleuissait les profondeurs et trompait sur les vraies distances. Plus de bruit, ou fort peu ; mais chaque note plus distincte. Une sonorité extrême dans l’air, surtout le soir et la nuit. Le chant d’un roitelet de muraille se prolongeait à l’infini dans des allées muettes et vides, sans obstacle au son, imbibées d’air humide et pénétrées de silence. » Ce sont « des valeurs capiteuses » qui forment « un brouillard autour des lampes ». De Madeleine, Dominique aperçoit « le portrait de loin comme un brouillard », et lorsque le roi passe devant lui, il ne voit rien distinctement : « tout se confondit au loin dans le brouillard lumineux des torches ».
Plutôt que la vue, les sens en éveil sont l’ouïe et l’odorat. La vue distingue des objets, organise ce qui est perçu, place un sujet face au monde ; la vue est active – on cherche du regard – et discontinue, les paupières s’ouvrant et se fermant à volonté, alors que l’ouïe et l’odorat se caractérisent par leur continuité et leur passivité. Un lieu se caractérise par son odeur, chez Fromentin, et les bruits viennent sans cesse traverser la subjectivité : « Des tourterelles de bois arrivaient en mai, en même temps que les coucous. Ils murmuraient doucement à de longs intervalles, surtout par des soirées tièdes, et quand il y avait dans l’air je ne sais quel épanouissement plus actif de sève nouvelle et de jeunesse. Dans les profondeurs des feuillages, sur la limite du jardin, dans les cerisiers blancs, dans les troènes en fleur, dans les lilas chargés de bouquets et d’arômes, toute la nuit, pendant ces longues nuits où je dormais peu, où la lune éclairait, où la pluie quelquefois tombait, paisible, chaude et sans bruit, comme des pleurs de joie – pour mes délices et pour mon tourment, toute la nuit les rossignols chantaient. »
Ou bien, dans la chambre de Madeleine : « Il y faisait presque nuit. Le bois sombre de quelques meubles anciens se distinguait à peine, l’or des marqueteries luisait faiblement. Des étoffes de couleur sobre, des mousselines flottantes, tout un ensemble de choses pâles et douces y répandait une sorte de léger crépuscule et de blancheur de l’effet le plus tranquille et le plus recueilli. L’air tiède y venait du dehors avec des exhalaisons du jardin en fleur ; mais surtout une odeur subtile, plus émouvante à respirer que toutes les autres, l’habitait comme un souvenir opiniâtre de Madeleine. » Fromentin s’intéresse aux transformations qui rendent les perceptions incertaines, à l’aube, alors que sa chambre « se remplit confusément de lueurs blanchissantes et de bruits vagues », de « formes entrevues », ainsi qu’à « la tombée de la nuit, le court moment d’incertitude qui suit immédiatement la fin du jour et précède l’obscurité » au crépuscule. Ou encore midi dans le désert du Sahara : une extase blanche. Cette phénoménalité évasive, demeurant sans contenu déterminé, en amont de la détermination, ne se laissant pas actualiser, se maintient effectif, en essor. Son retrait fait sa ressource. Elle est inassignable, impalpable, prégnante, intervient sur le mode de l’influence. Elle exerce son « charme », en témoigne le motif du « vent » revenant constamment sous la plume de Fromentin (aussi bien que dans sa peinture).
De ces sensations, de ces odeurs, de ces bruits, effectif-évasif, Dominique est « traversé, délicieusement blessé dans tout [son] être ». L’individuation est pervasive. François Jullien passe d’un concept à l’autre : « De là se pense un aspect conjoint de l’évasivité qui est la capacité qu’on pourrait nommer “pervasive” à pénétrer les individuations et, les traversant, les tenir animées. C’est une telle pervasivité, contrevenant à l’isolation des êtres en entités, qui fait communiquer de l’intérieur, de façon foncière, tout ce qui advient et s’actualise dans le monde, le raccordant en un commun procès d’existence. » (Ce point obscur d’où tout a basculé, p. 101).
C’est, en effet, cette capacité pervasive qui traverse les individuations et les anime. C’est Julie, la sœur de Madeleine, que Dominique voit « renaître d’un rayon de soleil d’hiver et d’une odeur résineuse de bois coupé » : « Ce jour-là même, elle voulut sortir en voiture. Nous la conduisîmes dans les allées les plus douces du bois. Il faisait beau. Elle en revint ranimée, rien que pour avoir respiré la senteur des chênes, dans de grands abattis chauffés par un soleil clair. » L’évasif dégage de la détermination, des choses, de la causalité, de l’ontologie, permettant ainsi de penser autrement ce qui nous fait tenir ensemble.



Références

De l’Être au Vivre. Lexique euro-chinois de la pensée, Paris, Gallimard, 2015
Ce point obscur d’où tout a basculé, Paris, L’Observatoire, 2021


P. DAVID
F
Fiabilité
« Nous ne sommes hommes et ne tenons les uns aux autres que par la parole », cette déclaration de Montaigne pourrait servir à commenter la composition du caractère chinois xin* que François Jullien traduit par fiabilité (de préférence à confiance). Sa graphie juxtapose en effet deux éléments : à gauche humain, à droite parole. Signification apparemment simple et bien partagée : sans cette foi de base en la parole d’autrui, comment construire quelque relation stable, assurée avec lui ? La confiance soude. La perte de confiance fait mal : il (elle) n’est pas fiable, constate-t-on, tristement.
Il est clair que la sincérité est une valeur différente, s’exerçant prioritairement par rapport à soi-même. La fiabilité ordonne d’accorder scrupuleusement, exactement paroles et actes – faire ce qu’on dit -, la sincérité demande aux paroles de traduire fidèlement le vécu – dire ce qu’on pense. Etes-vous sincère ? Eprouvez-vous vraiment ce que vous dîtes ? Question qu’on ne pose pas à la personne fiable, de qui seuls l’action et l’appui effectif, en situation, importent. A Munich, en 1938, les gouvernements français et anglais montrent qu’ils ne sont fiables, qu’ils ne respectent pas leurs engagements internationaux. Blum, sincère, reconnaît son « lâche soulagement » : la guerre est évitée. Seulement retardée, annonce Churchill, durement lucide. A Moscou où la valeur de sincérité n’a pas cours, on a compris.
Le lexique euro-chinois de la pensée (2015) met en vis-à-vis fiabilité et sincérité. C’est pour marquer l’écart entre deux pensées, deux cultures.
Dans la perspective chinoise, confucéenne à cet égard, ce sont les actes, les comportements – des autres comme d’abord les siens – qu’il convient d’examiner à la loupe, pour s’assurer qu’ils n’excèdent pas les paroles prononcées. Les Entretiens de Confucius témoignent que le Maître avait horreur des phraseurs. A sa manière il était comportementaliste, et l’éthique qu’il transmet s’attarde dans un luxe de détails à propos des conduites rituelles qu’un « homme de bien » se doit d’observer en maîtrisant et modulant toutes leurs nuances. En dernière instance c’est donc une valeur de sociabilité qui commande sa manière d’être, d’agir et de penser. Valeur de sociabilité annoncée dès le départ, radicalement, dans la proclamation d’un absolu moral, le sens de l’humain, ren* en chinois, dont la graphie de nouveau est claire : humain accolé au chiffre deux, indicateur de réciprocité. Au commencement est la relation, et la fiabilité est l’entretien de cette relation.
La sincérité comme valeur de transparence pour une subjectivité s’inscrit dans de tout autre perspective philosophique – et religieuse. Philosophiquement le ton est donné par la formule delphique que s’approprie Socrate : connais-toi toi-même, impératif que ne remet en cause aucune école philosophique de l’antiquité, même les plus sceptiques, et que Pascal, pourtant si sévère à l’égard des philosophes, reprend à son compte : « Il faut se connaître soi-même ; quand cela ne servirait pas à trouver le vrai, cela sert au moins à régler sa vie : il n’y a rien de plus juste. »
Le nom de Pascal indique la seconde source de l’idée de subjectivité en Europe : biblique, chrétienne. Cette subjectivité se définit, par delà tout ordre social et politique, dans le rapport à Dieu, au Créateur omniscient, à qui rien n’échappe des profondeurs du for intérieur de chacun. La confession comme aveu devient un sacrement, mais hors de l’espace public, dans l’enceinte sacrée de l’Église, par l’intermédiaire d’un prêtre. Il est ainsi du premier devoir du croyant de s’examiner lui-même, non seulement dans ses actes accomplis, mais aussi ses intentions, les méandres de ses motivations, son intime. S’ouvre ainsi la voie d’une exploration intérieure dont les Confessions, d’Augustin à Rousseau, représentent des moments forts.
Cette double source, philosophique et religieuse, du devoir de sincérité opère une jonction exemplaire dans le projet que conçoit Montaigne, déjà avancé en âge : entreprendre d’écrire le récit de ses aventures intérieures, expériences et lectures, qu’il appelle « essais » en annonçant d’entrée de jeu : « C’est moi que je peins. » Un tel récit dont la matière entièrement personnelle serait rapportée sans sincérité perdrait tout intérêt.
Que dans le secret de sa conscience Montaigne fût croyant ou non, il n’en a dit mot, se contentant d’observer : « Nous sommes chrétiens au même titre que nous sommes ou périgourdins ou allemands ». Mais son texte fondateur de modernité surgit de la confluence d’une franchise de parole (la parrêsia grecque) caractéristique du citoyen antique, homme libre, et d’une exigence de transparence totale d’origine judéo-chrétienne – deux données culturelles absentes dans le monde chinois.
Ce texte ouvre ainsi une ère nouvelle, car le récit de soi est conduit avec l’idée que, s’il creuse assez profond, il trouvera en lui-même « l’humaine condition », dans sa « forme entière ». Le prix à payer : « mes défauts s’y liront au vif ». Ce faisant, Montaigne inaugure la voie depuis lors si arpentée de la littérature en première personne. Voie où Proust est un de nos grands relais.
Mais c’est une perspective vertigineuse que l’auteur des Essais a ouverte : dira-t-on jamais le fond de ses pensées ? Rousseau, dans ses Confessions, affirme aller beaucoup plus loin que Montaigne dans l’exploration de soi, avant que Freud ne déclare la tâche « interminable ». Au fond de l’homme, Cela, titre Groddeck, électron libre de la psychanalyse, que le maître de Vienne, pour l’essentiel, approuve.
Cette aventure introspective, toujours relancée, semble spécifiquement européenne. De ce genre de voyage « au fond de l’inconnu / pour trouver du nouveau » (Baudelaire), le monde chinois s’est dispensé. Espace immense « entre les quatre mers », où depuis l’antiquité se rassemblent les densités humaines les plus élevées, il s’est appliqué à en perfectionner la gestion. Pour cette grande tâche, la fiabilité entre les hommes suffit. Rien que la confiance, mais toute la confiance. Dans une telle perspective à la fois morale et politique, la vie relationnelle partie du cercle familial s’épanouissant dans un État bien organisé, la sincérité n’a pas de place, son expression peut même être jugée franchement négative.
Les sociétés confucéennes ne cultivent pas les angoisses et les jouissances de l’intériorité en vase clos. Et considéreraient comme inconvenant, en bien des cas, d’exprimer verbalement ce qu’on ressent. Car elles enjoignent au contraire d’effectuer en permanence un réajustement des paroles et des conduites à travers un rituel méticuleux, compliqué, nuancé, porté par le Maître pour dix mille générations au niveau d’un art de vivre, d’un savoir-être. On s’applique à huiler le fonctionnement des relations sociales. On « harmonise ». En cas d’écart grave, se pratique l’autocritique. Pas la confession. La réparation publique, pas l’aveu dans le secret absolu d’un lieu sacré. En terres chrétiennes le Prince lui-même est soumis à la confession, il n’est pas le médiateur entre un ciel fécond mais silencieux (Confucius) et le peuple. Il n’est prince, le premier, qu’ici-bas. Sous le regard de Dieu : rien qu’un homme.
Observons que la modernisation marxiste de la Chine devenue « populaire » n’a pas supprimé la ritualisation des comportements. Seulement modifié le contenu : le Président (à vie) ressemble étrangement à un empereur, et les cadres du parti (toujours révocables) à des mandarins; les intellectuels, comme les lettrés d’autrefois, surveillent leurs paroles. Mais le virus de la sincérité ne s’est-il pas introduit dans le monde chinois, dès le début du 20° siècle, par le biais de la littérature ? Responsables : Lu Xun, Lao She, Ba Jin, Ai Qing et quelques autres. L’Ecrivain et le Commissaire. Bien des temporalités différentes travaillent l’histoire des sociétés humaines, certaines œuvrant dans la très longue durée, ce que révèle, entre autres, la mise en vis-à-vis de fiabilité et sincérité.
Une autre remarque quant à cette mise en exergue chinoise de la fiabilité : étant relationnelle elle se construit dans la durée, n’existe vraiment que consolidée, confirmée par les épreuves. Un ami, dit la langue chinoise, est un « vieil ami ». Un ami de la veille, cela ne veut rien dire. Bien des notions chinoises – notamment la ténacité mise en vis-à-vis de la volonté dans le lexique euro-chinois – prennent sens dans cette dimension temporelle de sédimentation. En accord avec une pensée générale du processus qui laisse du temps au temps, plus attentive à la maturation des choses qu’obsédée par leur modélisation.
Le lexique euro-chinois de la pensée offre ainsi un canevas d’ensemble – un filet, dit son auteur – pour repérer des lignes de divergence très anciennes, composant deux sortes d’ a priori culturel, ancré en langue, et pouvant servir de point de repères pour mesurer les changements structurels consécutifs à la rencontre historique des deux mondes concernés, rencontre d’abord intellectuelle, pacifique, limitée (16° siècle), puis violente, intrusive, totale (19° siècle), jusqu’à l’état actuel – compliqué – de leurs relations. Doit- on alors parler de choc ou de dialogue entre les cultures** ? Un livre est important s’il impose le débat. C’est le cas de celui de Huntington qui conserve sa charge problématique. Il invite à regarder les choses de très près. Notamment quand on comprend que fiabilité et sincérité sont des valeurs qui peuvent se découpler comme s’associer.

*Termes chinois : xin 信 ren 信
**Huntington, le choc des civilisations, 1996
Jullien, De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures, 2008.
J.P. Bompied
G
H
I
Incommensurable
L’incommensurable s’inscrit dans une abondante création conceptuelle entreprise, rappelons-le, à partir d’un dévisagement mutuel entre philosophie européenne et pensée chinoise.

L’essai de François Jullien qui, sous ce titre, présente le concept paraît en même temps (début 2022) qu’un autre dont l’intitulé, emprunté à une phrase de Pascal, indique la teneur sinologique : Moïse ou la Chine.
Le mot formé à partir de mesure signifie dans la langue courante : si grand qu’on ne peut le mesurer. A moins qu’on l’emploie au sens mathématique: deux grandeurs qui n’ont qu’en commun un nombre irrationnel, exemple circonférence et diamètre, le nombre pi, 3,14.
C’est de ce sens mathématique bien défini dès l’antiquité grecque que part le travail de conceptualisation effectué dans l’essai. En soulignant le scandale logique provoqué alors par la découverte des nombres irrationnels, imperfection infime mais irréductible dans la rationalité harmonieuse du monde, le logos en échec, un premier « défaut de ton grand diamant » (Valéry).
Mais au terme de l’essai tout d’élaboration patiente apparaît un concept métaphysique calant un itinéraire de réflexion riche en propositions philosophiques, limitons-nous à celle d’intime en 2013, bientôt suivie de plusieurs autres. D’où l’importance de ce concept terminal.
Ce qui caractérise la démarche de cet essai, c’est d’être à la fois concrète et indirecte. Concrète, car de part en part il s’agit seulement de décrire : il y a de l’incommensurable. Une telle réflexion est ainsi ancrée dans l’expérience où l’incommensurable est un point de départ, et non pas un fondement – recherche habituelle, quasi rituelle du philosophe digne de ce nom. Mais démarche indirecte, car l’expérience ne se constitue qu’en rabattant l’incommensurable. L’expérience au sens général, des choses, des autres et de nous-mêmes n’est pas donnée, mais construite. Point acquis depuis Kant et que les avancées de la linguistique et de l’anthropologie ont confirmé. Toujours, en toute société, cette construction s’effectue à partir d’une langue qui simultanément ouvre du pensable et permet un espace de communication, un vivre-ensemble. Par l’institution d’une commune mesure, intellectuelle mais aussi morale. Son acquisition est l’objectif du processus éducatif – intégrateur – dont la constante est de rabattre ce qui pourrait la menacer. L’incommensurable, ce qui ne rentre pas dans la mesure commune, est le nom de cette menace générale, forcément rabattue. Rabattement intervenant dans la constitution même de l’expérience est donc un concept à statut transcendantal. Le premier chapitre de l’essai lui est consacré.
Etant un point de départ, offert à un constat – et non pas un fondement destiné à être pensé dans l’unité d’un principe – l’incommensurable se pluralise d’emblée : il y a dans l’expérience des poches d’incommensurabilité. Trois principales qui sont précisément décrites : la jouissance en tant qu’elle est débordement du plaisir et non pas, comme le dit le dictionnaire, sa simple amplification ; l’intime – déjà conceptualisé comme champ transcendantal impersonnel – où c’est la sociabilité courante, ordinaire qui est débordée ; la mort-évènement que tentent d’encadrer et contenir, rabattre, sans y parvenir complètement, les rituels sociaux de la fin de vie, du dernier adieu.
Ce que ces descriptions – le cœur du texte – révèlent, c’est comment chaque fois une fêlure entrevue dans l’expérience est par la logique sociale l’objet d’un rabattement immédiat, si elle n’a pu être auparavant celui d’un évitement. L’incommensurable est menace brusque et diffuse, il produit de l’angoisse. Est manifeste la proximité de cette méditation avec la découverte de Freud: le fonctionnement psychique ordinaire est de résoudre les difficultés internes en les ignorant au niveau conscient (« refoulement ») ou en opposant un barrage d’origine culturelle aux pulsions qui surgissent (« répression »). Processus mentaux dont il faudra inévitablement payer le prix, « retour du refoulé », pathogénie de la répression. Quand Sartre tente de ramener tout cela à la « mauvaise foi », il ne convainc pas.
Mais le principal interlocuteur philosophique de cet essai n’est ni Freud ni Sartre. c’est le philosophe du visage, car le visage et le regard qu’il porte, que le nôtre croise, généralement guère plus d’un instant, est la chose du monde la plus chargée d’incommensurable. Il s’agit de Levinas dont F. Jullien se démarque tout en reconnaissant son apport décisif.
C’est le sens même de la réflexion philosophique qui est alors en jeu. Elle prend une urgence particulière dans un monde « mondialisé », enserré dans des réseaux qui formatent et soumettent toute interaction, de quelque nature, à leurs mesures propres, possédant déjà sa langue globale, le globish, de l’anglais simplifié. Un monde en voie d’uniformisation par l’exercice de moyens techniques inédits pour effacer tout incommensurable.
L’acte philosophique est maintenant de dé-commensuraliser, c’est-à- dire défaire la commune mesure dominante, en osant explorer ces poches d’incommensurabilité dont la prudence sociale nous détourne.
L’enjeu est rien de moins qu’existentiel. L’opposé du rabattement est le déploiement, mais il exige l’audace de s’aventurer dans les fêlures de l’expérience, elles sont multiples, il en est d’autres que la jouissance, l’intime et la mort-évènement, voyager et lire exposent aussi à de l’incommensurable.
La philosophie où s’insère ce concept n’est ni empiriste (réduction à l’expérience) ni métaphysique (dépassement de l’expérience). Elle relève d’un minimum métaphysique : prise en compte de la part irréductiblement métaphysique du Vivre humain qu’un essai précédent avait explicité en terme de dé-coïncidence.
Cet itinéraire philosophique est profondément cohérent, il ne cesse de se ré-éclairer en avançant, « philosophe en chemin », a-t-on dit.
Oui, mais le point où il se cale avec le concept d’incommensurable n’est pas sans ouvrir des perspectives nouvelles, tant du côté la politique que de la religion. De la politique, très directement, puisque ce concept est l’opérateur d’une résistance à une tendance apparemment irrésistible du monde contemporain. De la religion car il découvre un infini très différent de celui détenu par les principales confessions monothéistes, un infini interne, de fêlure.
L’affaire n’est pas close, même si sa dimension éthique est maintenant établie.

J.P. Bompied
Inouï

Soit la scène suivante. Scène banale. C’est un dimanche, dans une ville de province. Deux familles se retrouvent, comme souvent, pour passer la soirée ensemble. Les enfants jouent aux cartes. Ils ont 16, 17 ou 18 ans. Dominique est assis « près de Madeleine, d’après une ancienne habitude où la volonté de l’un et de l’autre n’entrait pour rien ». C’est lui qui raconte la scène, des années plus tard : « Tout à coup, l’idée me vint de changer de place. Pourquoi ? Je n’aurais pu le dire. Il me sembla seulement que la lumière directe de la lampe me blessait, et qu’ailleurs je me trouverais mieux. En levant les yeux qu’elle tenait abaissés sur son jeu, Madeleine me vit assis de l’autre côté de la table, précisément vis-à-vis d’elle.
« “Eh bien !” dit-elle avec un air de surprise.
« Mais nos yeux se rencontrèrent ; je ne sais ce qu’elle aperçut d’extraordinaire dans les miens qui la troubla légèrement et ne lui permit pas d’achever.« Il y avait plus de dix-huit mois que je vivais près d’elle, et pour la première fois je venais de la regarder comme on regarde quand on veut voir. Madeleine était charmante, mais beaucoup plus qu’on ne le disait, et bien autrement que je ne l’avais cru. »
De l’écart à l’inouï. Un changement de place, un déplacement spatial, un décalage des habitudes acquises, et l’inouï advient : l’inouï de l’Autre. « Car c’est l’écart qui fait émerger de l’autre en tant qu’autre, le hissant hors de l’inclusion ou de la confusion admise, le désolidarisant du réseau des appartenances et l’imposant à l’attention », écrit François Jullien (dans Si près, tout autre. De l’écart et de la rencontre, p. 164). Pour la première fois, Dominique regarde Madeleine. Il la côtoyait tous les jours ou presque, certes, mais il ne la regardait pas. S’il était « près elle », c’était d’une présence opaque, d’une présence qui n’a pas accédé à l’inouï. Elle était, sans plus d’examen, classée dans une catégorie, rangée, à sa place – « une fille » et la cousine de son ami Olivier. Mais une décoïncidence et un « vis-à-vis » – mise en tension de l’un par l’autre ouvrant un entre – laisse soudain apparaître, affleurer ce qui déborde les cadres constitués de l’expérience. C’est cela, l’inouï : ce qui, de l’expérience, déborde les cadres de l’expérience, est inintégrable et inassimilable.
Si le terme n’apparaît pas, c’est bien d’inouï qu’il s’agit dans cette scène (empruntée à Dominique, roman de Fromentin) : un débordement de l’apparaître mais au sein même de l’apparaître, sans construction ni intégration. Un affleurement, à même l’expérience, de ce qui la déborde. Soit un « minimum métaphysique » ou minima metaphysica, mais sans que le métaphysique ne donne lieu aux constructions de la métaphysique. « Point limite », « point de vertige », « point critique », « point extrême », « point d’arrêt », « point de fissuration », l’inouï ne se laissant pas cartographier.
« “Eh bien !” » : Madeleine ne sait que dire de plus qu’une exclamation de « surprise » devant quelque chose « d’extraordinaire » ou, donc, en rigueur de terme, d’inouï. La parole convenue, normée, attendue, balisée, se brouille et s’interrompt. L’inouï « décontenance notre capacité d’appréhension, fait sortir des cadres perceptifs et mentaux, laisse percevoir de l’autre, mais qui n’est pas pour autant d’un autre ordre » (De l’inouï, p. 110).
« Nos yeux se rencontrèrent. » Cette effraction qui déchire le réel advient à la croisée des regards. D’habitude, en effet, nous faisons tout pour éviter la rencontre. Nous parlons. Nous ne nous regardons pas, ou le moins possible. Le regard papillonne à la surface du visible sans s’arrêter plus de quelques fractions de seconde dans le regard de l’autre. Ou bien ce serait indécent. Ou provoquant. Dérangeant dans tous les cas. Le regard, écrit François Jullien, « est le lieu par excellence du dé-couvrement de l’Autre. L’œil en effet est fissure. […] Sous les paupières qui se lèvent se révèle physiquement, à vif, à nu, l’inouï de l’Autre – mais est-ce seulement physiquement ? […] Le regard appartient au phénoménal, mais il évide, évase le phénoménal en même temps qu’il le fait déborder. […] Il devient, à ce titre, l’incarnation vive de ces minima metaphysica où se défait la commodité du dualisme : où le sensible est mêlé intrinsèquement de pensée, où la pensée se déploie vertigineusement sensible. » (De l’inouï, p. 189-191) Le regard se portant avec indécence vers le plus nu, vers le regard de l’Autre, c’est tout l’être qui défaille. L’inouï de l’Autre me déborde alors dans son regard, vertigineux. C’est un tel vertige qu’éprouvent Madeleine et Dominique.
Un regard échangé dans un salon, un dimanche soir. La scène est banale, en effet. C’est du sein même du plus ordinaire qu’advient un débordement inouï. A l’inouï, François Jullien consacre un essai (en 2019) : De l’inouï. Ou l’autre nom de ce si lassant réel. Il en déploie tous les enjeux, qui sont aussi bien métaphysiques qu’esthétiques, ou qu’éthiques (et sans que l’un des domaines de la réflexion et de l’expérience ne soit séparé des autres). Prenant conscience d’une expérience vécue, expérience qu’il lui est déjà arrivé de faire (découvrir de l’inouï), le lecteur se donne les moyens de la mettre en œuvre plus consciemment.
Car accéder à l’inouï est stratégique. En effet, ce que nous avons sous les yeux en permanence – un tableau accroché au mur mais aussi bien un être humain, aussi cher soit-il – tend à désaparaître. Nous ne le voyons plus, littéralement. Ce n’est pas que nous devenions négligeant, car c’est pour une raison plus profonde, plus essentielle, pour une raison « qui touche discrètement – existentiellement – au métaphysique » (De l’inouï, p. 127) : l’être tend à désaparaître. C’est une « défaillance inhérente à l’Être » (Près d’Elle, p. 47) ; la présence désapparaît – ce n’est pas qu’elle disparaît (le tableau ou l’être cher est là, devant nous, tous les jours), mais désapparaît. Autrement dit, la présence perd peu à peu son pouvoir d’émergence, s’intégrant et s’assimilant dans ce qui est perçu.
Comment continuer d’accéder à l’inouï de l’Autre ? C’est la question.
Il s’agit de mettre en place des stratégies pour qu’une émotion continue de nous tirer hors de nous-mêmes (« e-movere ») et nous permette d’aborder l’Autre, d’accéder à son inouï : « Penser l’Autre comme inouï reconnaît en effet l’effraction féconde qu’il constitue au sein de mon expérience, puisque c’est cette effraction qui met en tension cette expérience, y creuse une aspiration. » (De l’inouï, p. 187) Je ne suis vivant, je n’existe que pour autant que de l’inouï m’advient. Ou, pour le dire autrement, vivre ne se qualifie qu’à se tenir à hauteur d’inouï.
C’est donc là tout l’enjeu pour une éthique : ouvrir un accès à l’inouï. Le reste n’est que de conséquence.




Référence


Ressources du christianisme, mais sans y entrer par la foi, Paris, L’Herne, 2018
De l’inouï. Ou l’autre nom de ce si lassant réel, Paris, Grasset, 2019


P. DAVID
Intime (Usage de l’intime)
Intime
« Intime » est l’un de ces concepts qui défont l’opposition entre la théorie et la pratique : entre « penser » et « vivre ». Proposé par François Jullien en 2013 (De l’intime. Loin du bruyant Amour), il conduit à ouvrir le vivre à l’existence. Vivre, oui, mais « vivre en existant » (DI, p. 208, la formule fera titre en 2016).
Le mot « intime », en français, recouvre un double sens. Il dit ce qui est le plus dedans, le plus profond, le plus retiré (la structure « intime » des choses, un journal « intime ») ; il dit également une liaison proche et intense (une union « intime », ces « rapports plus intimes » qu’entretiennent Jeanne et Julien dans Maupassant, Une Vie). Il dit, d’un même mot, une relation à soi et une relation à l’Autre – le retrait et le lien. Ainsi, l’intime advient alors que je cesse de maintenir cette barrière entre moi et les autres, que je fais varier, certes, mais que je maintiens en « société », dans les relations « mondaines » ; l’intime advient alors que cette frontière entre moi et l’Autre se fait poreuse et que s’ouvre entre nous un dedans partagé.
L’intime « fait rencontrer l’Autre en dépossédant chacun de soi » (DI, p. 67) de telle manière que « l’intérieur apparaît communiquer, en son fond, avec son opposé » (DI, p. 26). Il me fait toucher à un plus en amont que « moi », que mon individualité. Ou, pour le dire autrement, il y a « intime » lorsque le Dehors est dedans, que le dedans s’ouvre sur un Dehors. L’intime est l’irruption continue du Dehors au plus intérieur de (que) mon intérieur et promeut celui-ci de telle sorte que l’intériorité se creuse, mais en sortant d’elle-même. Le Dehors pénètre dedans ou, tout aussi bien, le dedans se déclôt et s’ouvre au Dehors : « Quand le retrait à l’intérieur de soi débouche sur la relation à l’Autre ; ou, pour le dire aussi bien à l’envers, quand c’est par ouverture à l’Autre que se découvre un plus intérieur à soi, l’approfondissement de l’intime au-dedans de moi se faisant par accès à ce Dehors de moi-même. » (DI, p. 39) Et François Jullien poursuit : « Aussi cet Autre, ce Dehors creusant au-dedans de moi l’intime et le révélant, quel pourrait-il être d’abord si ce n’est Dieu – ce qu’on appelle “Dieu” ? N’est-ce pas même, d’abord, à quoi Dieu sert, du moins le Dieu chrétien ? » (DI, p. 39-40)
Intime, en effet, est une ressource chrétienne. Dans ses Confessions, Augustin relate son itinéraire biographique, intellectuel et spirituel. L’ouvrage est écrit à la première personne et il est adressé : c’est Dieu qui est confessé et c’est à Dieu qu’Augustin s’adresse. « Etant averti, de là, de faire retour en moi-même, j’entrai dans mon intime sous ta conduite et je l’ai pu parce que tu t’es fait mon soutien. » (VII, 10) « Dieu », Dieu biblique de la Création, est extérieur au monde, un Dehors, un Autre, et il est en même temps celui qui me conduit (« duce me ») au plus intérieur de moi-même, me découvrant à moi-même cet intérieur qui ne cesse de s’approfondir. Dieu est « cet Autre, ou ce Dehors, qui fonde mon intime au “plus dedans” de moi, et ce en l’ouvrant à lui » (DI, p. 41). Dieu, « plus intérieur que mon intime, interior intimo meo » (III, 6), est le nom de ce qui assoit ma vie, une vie qui cesse de flotter pour enfin s’ancrer : un soutien.
C’est l’événement (avènement) d’une rencontre qui fait accéder à (basculer dans) l’intime. Une rencontre entre deux sujets, une rencontre « de personne à personne », écrit François Jullien aux deux extrémités de son essai (DI, p. 61, 197). Simone Weil, philosophe agnostique et militante anarcho-syndicaliste, peu suspecte de bigoterie consolatrice, confie comment cet inouï de la rencontre est advenu pour elle (dans sa lettre autobiographique de mai 1942, adressée au Père Perrin) : « Dans mes raisonnements sur l’impossibilité du problème de Dieu je n’avais pas prévu la possibilité de cela, d’un contact réel, de personne à personne, ici-bas, entre un être humain et Dieu. J’avais vaguement entendu parler de choses de ce genre, mais je n’y avais jamais cru. » Un « entre » s’ouvre. C’est le mot « intime » qui vient alors sous la plume de la philosophe, pour qualifier cette « union ».
« Dieu » est le mot pour dire l’Autre, un Autre qui n’est pas le corrélat du même, un Autre sans rapport avec moi, à proprement parler incommensurable. Accéder à l’intime, c’est « activer la ressource d’une telle transcendance de l’Autre dans l’immanence de sa vie » (DI, p. 118), une transcendance qui se lève au sein de l’immanence, sans coupure « métaphysique ».
M’ouvrant à la transcendance de l’Autre, projeté « hors de moi » vers ce Dehors (et non plus confiné en moi et dans mes traits), je promeus ma capacité d’exister. Exister (ex-sistere) : se tenir hors. Se tenir hors du moi et de son confinement, « hors de la prison du moi », dit Simone Weil, qui nomme « infinité d’infinité » cette dimension d’infini et décrit l’expérience qui est la sienne de cet espace intime, « un lieu hors de l’espace d’où il n’y a ni perspective ni point de vue ». « Dans l’intime, cette transcendance, en tant qu’appel d’un Dehors, se découvre au sein, et même au “plus intérieur” – au creux du creux – de l’intériorité immanente selon laquelle va se développant et se renouvelant la vie. C’est pourquoi une intériorité proprement humaine ne prend de consistance et ne se détient, ne se retient, qu’en s’ouvrant à de l’Autre ; ou que la vie humaine n’est humaine que par aspiration à de l’absolu ou de l’inconditionné. » (DI, p. 148-149)
L’intime est « la décision progressivement mûrie de s’enfoncer ensemble dans ce fonds sans fond d’un dedans partagé » (DI, p. 140). J’extrais l’Autre des rapports de force qui font le monde. Parce que je ne suis pas du monde, je fais effraction en l’Autre et laisse l’Autre faire effraction en moi. Ainsi, plus en amont que l’individuel (la « personne », aux sens psychologique et juridique du terme), l’intime est un fonds sans fond qui me désapproprie, « me désappartient de moi-même ».
Car, l’intime est stratégique. L’intime ne s’explique pas, n’a pas de cause ; il est saut dans l’incommensurable. Il ne s’explique pas, ne se justifie pas, mais il s’ose. Il suppose de l’audace. Dans le jardin, alors que la nuit tombe, Julien Sorel ose étendre la main et saisir et tenir celle que Madame de Rênal est bien forcée de lui abandonner pour ne plus penser à rien et se laisser vivre. Plus tard, à Besançon, Julien et Madame de Rênal basculent définitivement dans l’intime, accèdent à « l’inouï de l’intime » (DI, p. 37), à l’intime comme ressource inouïe car non projetée ni conçue au départ, à « l’inouï d’exister » (DI, p. 21). Ils connaissent alors, selon les termes de Julien Sorel, « l’art de jouir de la vie ».
L’intime est une ressource conceptuelle dont il s’agit de faire usage pour éclairer nos vies, une ressource stratégique à mettre en œuvre pour vivre, pour vivre vraiment.

Référence
De l’intime. Loin du bruyant Amour, Paris, Grasset, 2013 (DI)
Près d’elle. Présence opaque, présence intime, Paris, Galilée, 2016 Ressources du christianisme, mai sans y entrer par la foi, Paris, L’Herne,
2018
L’incommensurable, Paris, L’Observatoire, 2022

P. DAVID
J
K
L
M
N
O
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Paysage

Un paysage, si l’on ouvre le dictionnaire, est « la partie d’un pays que la nature présente à l’œil qui le regarde ». Cette définition est prise dans les plis de la langue-pensée européenne : le sujet comme point de vue (la perspective) et la primauté donnée à la vision, le sujet et l’objet (la « nature »), la présence et la représentation, la partie (et le tout). Ce sont là des choix implicites qui ont fait l’Europe, choix qui exploitent les ressources d’une langue : paysage se dit aussi bien, en Europe, landscap, Landschaft, landschap, paesaggio, paisage
La langue-pensée chinoise fournit d’autres ressources à explorer et exploiter. En effet, le paysage s’y dit en termes de polarités : « montagne(s) – eau(x) » (shan shui), ou « montagne(s) – rivière(s) » (shan chuan), ou encore « vent – lumière » (feng jing). Il y a le vertical (la montagne) et l’horizontal (l’eau), le compact (yin) et le délié (yang), ce qui est vu et ce qui est entendu. « Il y a paysage quand du “pays” se met sous tension ; quand ses différents éléments entrent en interaction, s’organisent en polarité et qu’en découle un accroissement manifeste d’intensité. » (VP, p. 144-145) Le paysage ainsi « sous tension » (tonos) se maintient en son essor, maintient sa vitalité. Il est inépuisable. Le paysage n’est pas localisable, assignable, il est évasif : il y a du paysage « dès lors que la phénoménalité des choses se déclôt, par tension entre ses éléments, réussit à s’extraire de sa physicalité et à se déployer ; qu’elle s’affranchit ainsi de la limitation du sensible et s’évase […] : qu’elle se déploie en “esprit”, mais sans abandonner pour autant sa texture, sa membrure singulière de “montagnes” et d’”eaux”, shan-shui, comme le dit le chinois. On parlera alors d’”esprit” d’un paysage, comme quand on parle de l’esprit de vin ou de l’esprit d’un parfum : c’est-à-dire quand le “physique” et l’”esprit” ne sont plus tenus pour deux entités isolables, mais que du sensible s’”exhale” et se “quintessencie” » (EV, p. 151).
La pensée du paysage, en Chine – un millénaire avant celle qui se déploie en Europe (à la Renaissance) – s’exprime dans des traités, des poèmes et des peintures. La peinture des lettrés chinois (Su Dongpo, Guo Xi) donne à voir ou, pour mieux dire, à vivre « des montagnes dans leur variation de grain et de végétation : les rochers, les bambous, les arbres ; et des eaux dans leur manifestation en mutation : les vagues, les vapeurs, les nuages » (VP, p. 64-65). La peinture ne représente pas, ne copie pas, n’imite pas ; elle apparie, met en cohérence, fait tenir ensemble ce qui n’a pas de forme constante, les montagnes (stabilité) et les eaux (fluidité), et c’est de cet accouplement que se déploie un monde en constante transformation (hua : processus, procès) sans que ne se perde aucun possible. Ce qui fait tenir ensemble ce « tout en corrélation qu’est le paysage […] est la “cohérence” interne qui le met en tension, à quoi est dû son essor et qui le tient en vie. De là que ce procès d’engendrement du monde ne se laisse réduire – réifier – dans aucune forme arrêtée » (VP, p. 65).
Le paysage est ce avec quoi on est en connivence, sur quoi on se branche pour se ressourcer. Je ne suis pas « face au paysage », je suis (dans) (un) paysage, je m’y branche et m’y ressource. Paysage, comme promotion, intensification, mise en tension d’un « pays », est ce sur quoi le vivre peut se brancher, défaisant l’opposition entre intériorité et physicalité, laissant circuler une respiration. Le paysage peut alors « nous absorber dans le jeu incessant de ses corrélations, activer notre vitalité par ses mises en tension diverses ; comme aussi réveiller notre sentiment d’exister par ce qui s’y singularise » (VP, p. 9).
Ainsi, la pensée chinoise fournit une ressource qui permet un renouvellement de notre réflexion sur ce que nous appelons le « monde », la « nature » ou l’« environnement », dont les enjeux sont aussi bien existentiels que politiques (ou écologiques).


En Europe, Jean-Jacques Rousseau est un penseur du paysage comme ce qui se tient en amont de la coupure entre le sujet et l’objet, ce à quoi l’on s’intègre et qui, affectif-effectif, incite. La Nouvelle Héloïse (I, 23) propose une lettre sur le paysage (le Haut-Valais) : « J’aurais passé tout le temps de mon voyage dans le seul enchantement du paysage… » – la satisfaction expansive d’un « enchantement ». Il n’y a pas « spectacle », mais « voyage », au rythme de la marche qui intègre au paysage, et de ses transformations silencieuses. Il y a paysage par sa « variété » : « variation », dit François Jullien, qui publie Vivre de paysage en 2014. « Tantôt d’immenses roches, poursuit Rousseau […]. Tantôt de hautes et bruyantes cascades […]. Tantôt un torrent éternel. » « Quelquefois, je me perdais dans l’obscurité d’un bois touffu. Quelquefois, en sortant d’un gouffre, une agréable prairie réjouissait tout à coup mes regards. »
Un paysage est du singulier qui émerge, se rencontre, creuse de l’intime (VE, p. 205) et porte à exister (VP, p. 172). Rencontrant un paysage, le sujet s’éprouve « ex-istant ». Rousseau, dans les Rêveries : « Le flux et le reflux de cette eau, son bruit continu mais renflé par intervalles frappant sans relâche mon oreille et mes yeux suppléaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi et suffisaient pour me faire sentir avec plaisir mon existence, sans prendre la peine de penser. » Rousseau « fait accéder au simple, à l’élémentaire sentiment d’exister (sur le lac, Ve Promenade) […]. C’est pourquoi il peut libérer de la finalité la relation humaine et penser l’accès à l’intime » (DI, p. 113 ; voir aussi VP, p. 142, 184 ; VE, p. 194-196).
Un paysage se reconnaît à ce qu’il est incommensurable à tous les autres. Les paysages se dé-commensurabilisent et passer de l’un à l’autre, c’est basculer. La Bretagne, les Cévennes, les Flandres, l’Île-de-France, la côte atlantique, la méditerranée, etc. offrent de tels paysages incommensurables les uns aux autres. Arrivant depuis Paris, sortant du train en gare de Villefort, il me faut plusieurs minutes pour « reprendre mes esprits », comme l’on dit : je suis « sous le choc ». Les Cévennes : un paysage incommensurable. Si je ne rabats pas immédiatement une telle expérience, si je me laisse déborder par ce qui excède mes capacités d’intégration, je me donne les moyens d’accéder à de l’inouï. C’est du sein même du plus ordinaire qu’advient un débordement inouï.
C’est la vertu des vacances et du voyage: faire un écart, de telle manière que l’on s’extirpe des cadres constitués de l’expérience, et renouveler ainsi sa capacité à vivre hors de soi, sa capacité d’existence. 


Références


Vivre de paysage ou l’impensé de la Raison, Paris, Gallimard, 2014 (VP)
De l’Être au Vivre. Lexique euro-chinois de la pensée, Paris, Gallimard, 2015 (EV)
Vivre en existant. Une nouvelle Ethique, Paris, Gallimard, 2016 (VE)
L’incommensurable, Paris, L’Observatoire, 2022


P. DAVID
Procès, processuel, processualité
Ce groupe apparenté de concepts parcourt l’ensemble de la trajectoire philosophique de François Jullien. Précisons d’abord en quoi il y a écart par rapport à leur usage habituel dans la langue.
Au sens courant, l’adjectif processuel renvoie à procès ou à processus. Le premier sens est juridique, le deuxième désigne, selon le dictionnaire, ce qui se construit au cours d’un déroulement.
Le concept philosophique ici forgé bouscule cet usage simple, bien découpé, en dérivant l’adjectif de procès, mais au sens anglais, process, habituellement traduit par processus. Un déplacement de sens, vers le français, comparable à celui qui s’est produit avec réaliser, realize, prendre soudain conscience de, repéré et approuvé par Gide lui-même.
Le terme figure dans le titre du premier essai de F. Jullien. Titre court en forme d’alternative : Procès ou Création, 1989. Cet essai – coup d’essai très ambitieux – se situe sur le plan de la philosophie première en posant la question de fond : comment en Chine et en Europe pense-t-on l’origine des choses ? Procès est la réponse chinoise, partagée, et par là même restée largement implicite, dans toutes les écoles qui apparaissent dans l’antiquité de cette civilisation : confucianisme, taoïsme, légisme, … délimitant ainsi l’horizon d’une pensée écrite, formulée, réfléchie, où l’idée de création – par une instance transcendante, personnelle ou non – est tout simplement absente. Là-bas on pense autrement. Plutôt que s’élever vers un Principe suprême, on fait retour aux sources inépuisables de la vie.
L’idée-force, structurante, de cet horizon de pensée (chinois puis extrême oriental) a pour nom : tao ou dao (do, prononcent les Japonais) mais son extension même, recouvrant tout ce qui existe, s’appliquant à toute chose, empêche de la définir précisément, de l’enfermer dans un discours. Ce serait la réduire, la dénaturer. C’est ce que déclare l’incipit du livre fondateur du taoïsme, le Daode Jing, Classique de la Voie et de la Vertu : « Le tao que l’on peut nommer n’est pas le tao constant. »
Tao est ainsi le terme le plus englobant de la pensée chinoise antique et aussi classique, fond d’entente de ses multiples penseurs, de toute obédience, de toute spécialité (morale, politique, stratégique, médicale…). On le traduit en français par voie (en anglais way), faute de mieux.
Mais n’est-ce pas, version asiatique, l’idée grecque de devenir, centrale dès les présocratiques (Héraclite, Empédocle) ? Pas exactement car ce devenir (le mouvant) se définit par rapport à l’être (le permanent), alors que là il n’y a que du processus – donc pas de visée ontologique. Un signifié de fond, nouant deux idées inséparables: que toute réalité est cours, changement continu; que le moteur de ce changement est une interaction entre des énergies de sens contraires, yin et yang, aux compositions multiples. Partout dans le réel, à tous les niveaux, il faut donc retrouver, identifier les agents et facteurs de cette interaction dynamique généralisée. Le réel est ainsi d’étoffe processuelle et intelligible en tant qu’il est processuel. Genèse et structure sont d’emblée unies : les choses se constituent en évoluant (ou l’inverse). Mais la plupart des procès à l’oeuvre dans la nature, humanité bien sûr incluse, échappe à nos sens, qui ne voient pas l’herbe pousser ni n’éprouvent le durcissement des artères.
L’intelligence chinoise est ainsi axée sur le processuel, et a pour Bible un livre classique (jing) consacré à ses principales formes, présentées et classées selon une combinatoire très rigoureuse et réunies par le terme de mutations (yi) – auquel F. Jullien préfère changement. De ce texte vénérable, mille fois commenté en Chine et surtout utilisé à des fins divinatoires, il présente en 1993 une lecture philosophique qui révèle la cohérence de son discours (sous forme de diagrammes commentés) placé en vis-à-vis de l’onto-logie (discours sur l’être) énoncée, exposée par les fondateurs grecs de la philosophie: Platon et Aristote. Dès l’antiquité, mais de façon complètement indépendante et mutuellement ignorée, deux chemins de rationalité sont ainsi frayés au sein de l’Eurasie, en des lieux très éloignés, la confrontation des textes le prouve.
Lorsque F. Jullien officialise son travail philosophique propre, conceptuellement créateur, avec le programme intitulé De l’Etre au Vivre (2015), c’est une pensée générale du procès qu’il promeut. Car le Vivre est d’étoffe processuelle. Il n’y a pas d’émergence du neuf sans maturation préalable, pas de lucidité sans expérience traversée. Ni de vieillesse sans vieillissement et de maladie qui n’ait d’abord silencieusement cheminé. Le Vivre est fait d’un travail interne permanent et imperceptible.
La difficulté est alors d’accéder à ce niveau processuel du réel, en descendant au ras du vécu. Un défi qu’au 20° siècle relèvent notamment Freud, par la pratique de la psychanalyse, Valéry, dans la rédaction quotidienne de ses Cahiers, mais aussi Proust, dans son œuvre maîtresse, la Recherche.
Confronté à cette difficulté de fond, le philosophe remet en cause rien moins que le pacte ontologique fondateur de la philosophie européenne, avec ses admirables rédacteurs, on peut remonter jusqu’à Parménide. Un pacte ontologique bien assis dans la grammaire de la langue grecque et son emploi du verbe être (Benveniste l’a montré à propos de la logique d’Aristote). Ce qui recule encore l’impensé que le philosophe s’est mis en devoir de débusquer, pour enfin s’en libérer. Les grands mots de la philosophie – ses concepts majeurs, surplombants – glissent sur le processuel, le laissent dans son ombre.
C’est là que les mots de la poésie, de la littérature en général en tant qu’elle saisit le concret singulier, sur le vif, s’avèrent des alliés indispensables pour ce philosophe qui a entrepris d’ouvrir un chemin vers le processuel. Ou plutôt des chemins, car s’il faut réexaminer sous cet angle l’expérience personnelle, comme notamment le fameux cogito posé en fondement par Descartes, l’expérience collective, la vie des groupes qui s’y déroule, se faisant et défaisant, relève aussi du processuel. Traiter les faits sociaux comme des choses, certes, mais sans perdre de vue que ces choses-là ressortent aussi du Vivre.
Le processuel est le milieu qu’a découvert F. Jullien, après s’être mis, à la suite de sa formation d’helléniste, à l’école de la pensée chinoise, et qu’il a entrepris d’explorer, en continuant d’écouter les poètes modernes. Entends, ma chère, entends la douce nuit qui marche.
C’est dans ce milieu dont la traditionnelle admiration des philosophes pour la rigueur scientifique tend à les détourner – trop nébuleux, évanescent, subjectif…- qu’il faut replacer pour les comprendre les créations conceptuelles récentes de F. Jullien, notamment l’inouï et l’incommensurable. Son travail philosophique apparaît alors comme un effort patient, têtu pour conceptualiser un niveau de réalité particulièrement rétif à sa clarification langagière. Un niveau aperçu dès l’antiquité par la pensée chinoise qui le traite à sa façon, à la fois foncièrement poétique et non sans efficacité. Voyez sa tradition médicale. A présent pour penser le Vivre, il n’est pas question d’importer directement des vieilles notions chinoises, d’interpréter l’histoire contemporaine à l’aide des hexagrammes du Yi Jing. Mais entreprendre un travail sur et contre la langue – française – qui rende justice à la processualité des choses.

J.P. Bompied
Q
R
Ressource
Pour penser et pour vivre, nous faisons usage de ressources. Nous explorons et exploitons des ressources. Une ressource est un potentiel à explorer et à déployer : elle s’explore et s’exploite, elle s’explore alors même qu’elle s’exploite.
Les langues et les cultures sont de telles ressources : ressources de la philosophie grecque, ressources de la pensée chinoise, ressources du christianisme. Chacune de ces ressources est singulière, originale, inventive. Les ressources ne s’excluent pas les unes les autres, et nous pouvons y puiser alternativement – circuler entre les cultures : ni elles ne s’excluent ni elles ne se confondent. Elles sont disponibles. Elles sont à celui qui en fait usage. Car les ressources n’appartiennent pas : « tout sujet aujourd’hui peut tirer parti, à la fois dans son intelligence et son expérience » (EV, p. 228) des ressources disponibles. On active une ressource. Ou bien on passe à côté.
On ne peut ni circonscrire ni définir une ressource : on ne saurait en faire le tour. Connaître une ressource, la décrire, a peu d’intérêt, si ce n’est pour l’activer, pour y puiser. Les langues sont de telles ressources. La langue-pensée chinoise est une ressource à explorer et à exploiter afin de dévisager la pensée européenne à partir d’un point de vue qui lui est extérieur, de mettre en tension la Chine et l’Europe, de forger des concepts en vis-à-vis de la philosophie européenne. C’est ce que fait François Jullien dès ses premiers livres : Procès ou création. Une introduction à la pensée des lettrés chinois (1989). En effet, la « Chine » est une ressource qui me permet, par écart et vis-à-vis, d’accéder à ma propre culture, celle dans laquelle je suis advenu comme sujet toujours-déjà culturel. De plus, en m’écartant de moi-même, passant par la Chine par exemple, je fais apparaître des fécondités nouvelles au sein de ma culture.
A la Renaissance, les humanistes ont été chercher dans la philosophie grecque des ressources pour féconder leur pensée, la mettre en tension, faire émerger du pensable et retrouver de l’élan, de l’allant, de l’essor. A leur tour, Simone Weil ou Michel Foucault se sont tournés vers la Grèce, les philosophes, les Tragiques, afin de redéployer des manières de vivre – hors des institutions et des morales de la prescription. Aujourd’hui, face aux menaces qui pèsent sur la Terre où nous vivons et dont nous vivons, les ethnologues, les anthropologues se tournent vers les pensées indigènes, autochtones, « sauvages » (Lévi-Strauss, Descola, Latour).
A ce concept de « ressource », Jullien a consacré une entrée de son Lexique euro-chinois de la pensée. Il a également publié un essai sur les Ressources du christianisme (2018) : la possibilité de l’événement, l’absolument Autre, la rencontre, l’existence, l’intime, l’incommensurable sont des ressources chrétiennes. Dans De l’intime (2013), Vivre en existant (2015), Une seconde vie (2017) ou Si près, tout autre (2018), il explore ces ressources du christianisme afin de proposer des concepts (qui valent eux-mêmes comme ressources pour penser et pour vivre). La « vie » est une première ressource, un fonds, un filon, un gisement à explorer et à exploiter et que Julien s’attache à déployer. Nous prenons appui sur ce qui a été vécu, l’expérience acquise, afin de nous dégager de ce qui encombre et enlise le vivre, afin de déployer à nouveau des possibles, d’activer notre capacité à vivre.
Mais il n’y a pas que les langues, les pensées et les cultures qui sont des ressources. Les paysages, aussi. Il est loisible de Vivre de paysage (2014). Un paysage est ressource : « C’est-à-dire en y découvrant chaque fois une infinité recelée, infinité interne et qui ne tarit pas : une ressource peut se concevoir, en somme, comme un captage local d’immanence ; et c’est de telles ressources que “vivre”, se dégageant de l’étalement de la “vie”, se promeut et devient intensif. » (EV, p. 234)


« Ressource » n’est pas « source ». La source dit un point de départ, une origine : il faudrait remonter vers la source. Alors que la ressource est là, présente, actuelle, et disponible. « Ressource » n’est pas un concept qui relève de la métaphysique : il permet en effet de penser selon d’autres catégories que l’Origine, la Fin et le Sens (le fameux « sens de la vie »). Jullien explore et exploite, dans ses essais, les ressources romanesques. Un roman fait voir, à même la vie, le déploiement d’une vie : les romans de Stendhal, Flaubert, Proust sont autant de ressources permettant de déployer « vivre ».
« Ressource » doit être encore distinguée de trois autres notions. D’abord, ressource n’est pas « valeur ». C’est un sujet qui pose et impose « ses » valeurs. Les valeurs sont des perspectives et dépendant de l’évaluation et du jugement que chacun est à même d’affirmer (la leçon de Nietzsche). Autrement dit la valeur est le corrélat d’une volonté de puissance : « à chacun ses valeurs », nécessairement plurielles, et chacun défend ses valeurs. Les valeurs portent peu au dialogue (au mieux à la tolérance et il y avait des maisons pour ça).
Ensuite, ressource n’est pas « richesse ». Une richesse se garde, se défend comme un dépôt, au risque d’être délaissée, alors qu’une ressource s’explore, s’active, se déploie. On enterre des richesses ; on fait fructifier des ressources. On connaît les richesses que l’on garde ; on ne sait pas jusqu’où une ressource peut être déployée.
Enfin, ressource n’est pas « racine », si par racine on entend l’affirmation identitaire d’une dépendance unique, étanche et irrémédiable (appartenir à la « France éternelle » par droit du sang versus être « déraciné », au sens de Barrès). Le christianisme, par son exigence d’universalité, défait cette appartenance locale, permettant à tous d’accéder à la foi en Christ, avance Jullien dans De l’universel, de l’uniforme, du commun et du dialogue entre les cultures (2008).
Ce concept de « ressource » est donc fécond en ce qu’il défait la bipartition entre la connaissance (théorique) et l’action (pratique). Les ressources sont aussi bien ressources pour penser et ressources pour vivre. Une ressource permet le déploiement des possibles de la pensée tout autant que l’essor du vivre. A nous de les exploiter.

P. David

Références


Entrer dans une pensée ou des possibles de l’esprit, Paris, Gallimard, 2012
Vivre de paysage ou l’impensé de la Raison, Paris, Gallimard, 2014
De l’Être au Vivre. Lexique euro-chinois de la pensée, Paris, Gallimard, 2015 (EV)
Ressources du christianisme, Paris, L’Herne, 2018
S
T
Transformation silencieuse
Vieillissant, nous passons de la jeunesse à la vieillesse, mais insensiblement, sans terme marqué ni commencement : sans nous voir vieillir. C’est lorsque nous sommes déjà vieux que nous « découvrons » (tombant sur une ancienne photographie par exemple) que nous sommes devenus vieux. Mais il n’y a pas un moment, un instant où nous sommes passés de « jeune » à « vieux ». Dès notre conception, nous avons commencé de vieillir. Cette transformation, nous ne l’avons pas vue venir : transformation silencieuse. D’un coup les amants découvrent qu’ils ne s’aiment plus, qu’il n’y a plus rien entre eux et qu’ils n’ont plus d’avenir commun. Ce n’est pas d’un seul coup que leur amour est mort, comme un événement tombé du ciel, bien que ce constat leur saute à la figure un instant donné : c’est suite à une transformation de la situation, qui s’est faite peu à peu et de manière insensible.
Une transformation silencieuse est une transformation qui se fait sans bruit et dont on ne parle pas. Elle est sous les yeux, mais on ne la perçoit pas, on ne la distingue pas parce qu’elle est continue et globale : rien ne se démarque suffisamment pour qu’on puisse le remarquer. Cette transformation n’est pas invisible : elle est silencieuse.
Lorsque, un beau jour, la transformation saute aux yeux, on est surpris. Cependant, l’événement – arrivé sur des pattes de colombes – n’est qu’affleurement sonore. L’événement n’est qu’une pellicule de l’histoire, l’affleurement sonore d’une transformation silencieuse.


Les transformations silencieuses échappent aux catégories de notre pensée européenne (grecque) qui conçoit des « choses », séparées et discontinues (Aristote, Physique, Livre I), mais qui n’est pas outillée pour penser le changement, le processus, le processuel, le passage global d’une situation à une autre.
En effet, pour nous (« nous » : européens), c’est une chose – substrat, sujet – qui se modifie : il y a la vie, puis la mort ; il y a la neige, puis l’eau. Comment penser le passage de la neige à l’eau ? Quelle est cette « chose » qui passe de la neige à l’eau ? Ou pourquoi supposer un « quelque chose » (ousia) qui se tiennent derrière les transformations ? Pourquoi ces catégories (grecques) de substance et d’accident ? Une « chose » vient à être, passe de la puissance à l’acte, atteint sa fin, son but (telos) : le gland (en puissance) devient chêne, sa fin (en acte). Ce sont ces catégories de la puissance et de l’acte, du but à atteindre et du sens, à la fois direction et signification qui incitent à nous poser la question d’un « sens de la vie ». Si l’on envisage un processus global de transformation : l’hiver se transforme en printemps, le printemps en été, la neige en eau, l’amour en indifférence sans qu’on ait besoin d’un « quelque chose » (substrat, substance, sujet) « derrière » la polarité entre l’hiver et l’été, l’amour et la haine (Aristote, Métaphysique, 1007 b). « De ce qui se comprend, non plus comme le devenir d’un sujet, prévient Jullien, mais comme le développement interne de la situation, en fonction de la propension qui s’y trouve engagée, je pourrai rendre compte désormais, non plus en termes de causalité, selon le grand schéma grec, explicatif […] ; mais bien de polarité » (Les Transformations silencieuses, p. 96).

La langue chinoise est passée à côté de « l’Être » et, à ce titre, ouvre pour nous d’autres possibles dans la pensée. Les Grecs ont opposé deux plans de réalité, distinguant et opposant d’un côté, le domaine de l’Être (l’un, l’immuable, le limité : le savoir droit et fixe) et de l’autre, le domaine du devenir (le multiple, l’instable, l’illimité : l’opinion biaisée et flottante). « L’âme, explique Platon, ressemble de très près à ce qui est divin, immortel, simple, indissoluble, toujours le même et toujours semblable à lui-même, et le corps ressemble parfaitement à ce qui est humain, mortel, non intelligible, multiforme, dissoluble et jamais pareil à soi-même. » (Phédon, 80a-c) Or, le chinois propose une autre stratégie du sens : « ne s’est pas déployé notamment, en Chine, le conflit, primordial dans la pensée grecque, de l’opinion et de la vérité (doxaalêtheia) : il n’y a pas, d’un côté, le savoir du changeant, de l’ambigu, du contingent, et, de l’autre, la connaissance de l’immuable et de ce qui “est” absolument. Car c’est selon cette ligne de fracture, on le sait, que s’est constitué la pensée grecque ». (Un Sage est sans idée, p. 103) La langue-pensée chinoise ne renvoie pas à d’immobiles abstractions, mais à des notions dynamiques qui se définissent par opposition et complémentarité. Autrement dit, ce qui préoccupe les penseurs chinois, ce ne sont pas des réalités éternelles, mais les phénomènes de croissance et de déclin – des transformations silencieuses (hua) :


« Parce que la langue chinoise, ne conjuguant pas, ne peut marquer des temps différents, mais garde la fonction verbale dans cette seule forme que serait pour nous l’infinitif ; qu’elle ne distingue pas non plus de voix active ou passive et se dispense volontiers d’énoncer un sujet grammatical, le gardant en creux dans la phrase ; parce que n’y a pas joué non plus l’opposition de l’« être » et du « non-être », de l’existence et du néant, et que ses principales catégories sont celles du « cours » et de l’énergie investie ou de la « capacité » (dao et de) ; qu’y est moins exprimé, également, le rapport de moyen à fin, ou visée, mais principalement celui de conditions à conséquences (…), la pensée chinoise s’est trouvée particulièrement à l’aise pour évoquer cette opérativité qui se développe d’elle-même, cheminant en silence, et dont on apprend à disposer, la captant comme une « source », mais sans pouvoir pour autant la régir. Dao (« tao »), le maître mot de cette pensée, dit à la fois l’auto-déploiement de cette immanence et l’art d’en user, le processus et la procédure – dao du monde et « mon » dao. Ainsi y est-il dit, toutes écoles confondues, qu’il faut savoir laisser advenir l’effet, comme retombée, ou « retour », d’un investissement préalable, confiant qu’on est dans la propension engagée et acquiesçant sagement à ce différé. » (Philosophie du vivre, p. 45-46)


Ce sont les romanciers, en Europe, qui ont su le mieux dire les transformations silencieuses. Maupassant : « On ne voit pas le travail de l’âge s’accomplir, car il est lent, régulier, et il modifie le visage si doucement que les transitions sont insensibles. » Ou Houellebecq : « Lorsque nous rencontrons quelqu’un que nous avons perdu de vue depuis des années, nous avons parfois l’impression qu’il a pris un coup de vieux ; nous avons parfois, au contraire, l’impression qu’il n’a pas changé. Impression fallacieuse – la dégradation, secrète, se fraye d’abord un chemin à travers l’intérieur de l’organisme, avant d’éclater au grand jour. » (La carte et le territoire) Ou encore Fromentin : « Elle était très changée, beaucoup plus que ne pouvaient s’en apercevoir ceux qui l’approchaient à toutes les minutes du jour. » (Dominique) La transformation, globale et continue qu’elle est, ne se laisse pas appréhender. Maupassant s’en souviendra lorsqu’il narrera une scène semblable à celle de Dominique : Jeanne qui retrouve sa mère. « Elle demeura saisie, et presque défaillante, quand elle aperçut petite mère. La baronne, en ces six mois d’hiver, avait vieilli de dix ans. Ses joues énormes, flasques, tombantes, s’étaient empourprées, comme gonflées de sang ; son œil semblait éteint ; et elle ne remuait plus que soulevée sous les deux bras ; sa respiration pénible était devenue sifflante, et si difficile, qu’on éprouvait près d’elle une sensation de gêne douloureuse » ; mais son père, qui « l’ayant vue chaque jour, n’avait point remarqué cette décadence ». Et lorsqu’elle dit à son père : « “Oh ! comme mère est changée ! Qu’est-ce qu’elle a, dis-moi, qu’est-ce qu’elle a ?” Il fut très surpris, et répondit : “Tu crois ? quelle idée ? mais non. Moi qui ne l’ai point quittée, je t’assure que je ne la trouve pas mal, elle est comme toujours. » (Une vie, IX).

Les transformations silencieuses permettent des stratégies : au lieu de rompre (ou de « se déclarer » : « J’aime. Ne pense pas qu’au moment que je t’aime »…) – la grande mise en scène tragique – au lieu de rompre, permettre que bascule à son profit le potentiel de situation. Amorcer quelque chose qui va se déployer sponte sua, sans pouvoir être détecté d’abord, puis sans laisser de prise (ce qui conduira à laisser l’autre prendre l’initiative de la rupture, ou de la déclaration, lorsque la situation sera mûre, sans plus craindre d’opposition). Agir non de front mais de biais. « L’hiver approchait, quand je crus apercevoir sur le visage de Madeleine une ombre et comme un souci qui n’y avait jamais paru. » Soit presque rien. Une ombre. Comme un souci. « Une appréhension, un regret peut-être, quelque chose dont l’effet seul était visible venait de s’introduire entre nous comme un premier avis de désunion. (…) Par des silences, par des retraites soudaines, par de multiples réticences qui détachaient tout lentement et sans rien briser, on eût dit qu’elle s’appliquait, avec des ménagements extrêmes, à dénouer des liens que la familiarité de nos habitudes avait rendus trop étroits. » Fécondité du concept de transformation silencieuse pour lire la littérature. Et pour accéder au plus près de ce qu’est vivre.


Références
Traité de l’efficacité, Paris, Grasset, 1997, chapitre IV
Les Transformations silencieuses, Paris, Grasset, 2009
Cinq concepts proposés à la psychanalyse, Paris, Grasset, 2012
De l’Être au Vivre. Lexique euro-chinois de la pensée, Paris, Gallimard, 2015, chapitre XIII
P. David
Ténacité
Ténacité (vs volonté) : la cinquième des vingt mises en vis-à-vis qui composent le lexique euro-chinois de la pensée (2015) élaboré par François Jullien.
La volonté est le grand principe de la réflexion morale en Europe. Tu seras un homme, mon fils : tout tient à ta volonté. Rien n’est absolument bon qu’une bonne volonté (Kant), les plus belles qualités humaines, courage, intelligence, endurance, entraide, sacrifice même, peuvent être dévoyées, mises au service de fins sinistres, criminelles. Mais c’est que la volonté est d’abord un principe métaphysique reformulé énergiquement par Descartes, dans l’aventure du cogito dont il prend l’initiative, après l’épreuve d’un doute extrême, « hyperbolique ». Je puis douter de tout, et notamment de la valeur de vérité de toutes mes pensées, mais absolument pas de leur existence : je suis indubitablement un être pensant. Et dans cette pensée mienne je distingue des facultés différentes parmi lesquelles « Il n’y a que la seule volonté, que j’expérimente en moi être si grande, que je ne conçois point l’idée d’aucune autre plus ample et plus étendue, en sorte que c’est elle principalement qui me fait connaître que je porte l’image et la ressemblance de Dieu. » Après le grand trouble de la Première Méditation, tout se remet ainsi en place, on peut aller de l’avant. Je découvre en moi, si limité et imparfait, notamment sur le plan intellectuel, cette capacité radicale qui « consiste seulement en ce que nous pouvons faire une chose, ou ne la faire pas », la volonté. Le seul problème est d’en user bien. De jouer au mieux ma partie, avec l’atout maître que m’a donné le Créateur.
L’approche chinoise de la vie morale est moins métaphysique.
La moralité est inscrite dans la socialité, donnée essentielle de la condition humaine. Confucius, dès l’antiquité, donne le ton – collectant, commentant, offrant à l’étude de vieux textes, il reconstruit le passé de la culture chinoise et lui dessine un avenir – mais plusieurs siècles plus tard la pénétration du bouddhisme ne modifie pas son orientation fondamentale : l’homme de bien cultive la solidarité avec ses semblables – y compris dans les rapports hiérarchiques (de la famille à l’État) – qu’il traite toujours avec égards, ce que permet un système de relations rituelles où se montre et mesure la valeur des cultures – celle de la Chine établissant par là sa supériorité.Dans ces conditions la réflexion morale se porte moins sur l’instant du choix que sur l’effectif des comportements qui s’ensuivent, dans la durée. Elle n’est donc pas portée à la dramatisation si fréquente dans la culture européenne, du théâtre grec à Sartre, en passant par Jean Valjean : décision cruciale, croisée des chemins, « tempête sous un crâne ». L’héroïsme chinois n’est pas dans le coup d’éclat passager, mais la résolution zhi* qui ne faiblit pas, la constance qui donne corps à une position, il est au quotidien.
Dans un propos célèbre des Entretiens**, le Maître résume l’ensemble de son parcours qu’il fait démarrer à l’âge de quinze ans par cette résolution : étudier. Mais étudier xue* au sens chinois : pour faire et être – pas pour orner sa conversation. A la base une résolution, témoignant d’une aspiration qui est, dit la tradition médicale, logée dans les reins – ce que montre sa graphie : du cœur-esprit sort et se développe une floraison. A l’échelle d’une existence. Tenir.
Cette ténacité s’inscrit dans la même logique durative que la fiabilité, la première dans le rapport à soi, la seconde dans le rapport aux autres. Pour un tel pragmatisme éthique, la valeur morale se construit progressivement, « s’amasse » ji *, au fil des actions, non des discours. On ne saurait donc être indifférent aux conditions objectives de l’action, à son contexte, favorable ou hostile.

Ainsi s’impose une culture de la stratégie, à la fois réactive dans le présent et orientée par une perspective d’ensemble, patiente. Regardée de ce point de vue, l’histoire de la Chine au 20° siècle, et surtout depuis 1949 – qui en Occident a si souvent surpris – révèle de la cohérence. Et aujourd’hui incite peut-être à s’inspirer de ses armes, en faire des ressources.
Toutefois, si penser en termes de ténacité (et non de volonté) peut s’avérer profitable en matière d’action tant personnelle que collective, il est un problème que cette optique laisse totalement dans l’ombre : celui du mal. Car, dans la perspective générale du processus, du Tao, il n’y a pas de mal, seulement du non-bien : ce qui s’oppose (momentanément) à l’accomplissement des choses. Or, à la réalité du mal, nous continuons de croire, même quand nous ne croyons plus en Dieu. L’enfer existe ici-bas : une évidence qui reste à comprendre, et voici la volonté qui revient.

*Termes chinois : zhi 信 xue 信 ji 信 **Entretiens, II, 5.


J.P. Bompied
U
V
Viable, viabilité
Pour le dictionnaire Littré, viable, c’est ce qui est assez fort, au moment de la naissance, pour faire espérer qu’il vivra. Et viabilité, c’est cet état prometteur de l’enfant mais aussi celui, bon, satisfaisant des chemins qu’on emprunte.
Ce double signifié – un bon départ dans la vie, des voies praticables – François Jullien le retrouve réuni, noué, dans la représentation la plus englobante de l’Extrême Orient, et d’origine chinoise : le tao (ou dao).
Le tao c’est le grand fonctionnement naturel du monde, dans un mouvement d’ensemble et de détail qui ne s’interrompt jamais, comme le fleuve que contemple, pensif mais serein, Confucius*. Un pareil cours permanent, nourricier, matriciel s’alimente à une source. L’être est ainsi mouvant, en changement permanent, toujours renouvelé. Rien n’est figé ni isolé, tout se relie, communique, interagit. Pour l’humain, pris dans le tout des choses, l’immobilisation, la fixation sont des indices négatifs, de fin prochaine.
L’emblème idéographique** montre ce mouvement, cette marche de toutes choses (composante gauche). Mais en même temps (composante droite) que cette marche n’est pas erratique ou complètement hasardeuse, qu’elle obéit à un ordre interne, est sous la direction d’une tête.
Une tête impersonnelle qu’on ne songe ni à hypostasier (théoriquement) ni même à prier (pour réussir dans ses actions), mais dont il importe de reconnaître l’effectivité dans la multitude (« dix mille ») de ses manifestations particulières. Tao s’emploie au singulier, mais aussi au pluriel – une distinction essentielle de notre grammaire, ignorée de la langue chinoise. Il y a autant de tao que de domaines d’activité humaine. Le seul domaine des arts martiaux en distingue plusieurs.
Le tao, c’est ainsi ce qui marche, au double sens d’avancer et de réussir. La Voie, traduit-on en français, avec une majuscule comme pour tenter de faire oublier la banalité du terme. Souvent suffirait : la technique efficace, la bonne manière de. Le viable, ce qui tient la route, par opposition à la sortie de route, la déviation ou l’impasse.
Dès lors l’attitude la plus raisonnable n’est ni fataliste ni démiurgique. L’humain n’a rien créé, mais n’est pas condamné à subir son destin. Par la naissance il reçoit, il est fait d’un donné relevant d’une descendance et lignée (famille, ancêtres), mais ce donné, il lui revient de l’entretenir, le gérer. Il peut aussi bien le respecter, préserver, développer que l’endommager, gaspiller, détruire même.
L’idée de libre-arbitre est absente dans la pensée chinoise antique comme classique, et d’une façon générale la liberté n’y occupe pas la position éminente qui est sienne en Europe, depuis l’antiquité. Qu’est-ce qu’un philosophe ? Un homme libre dans son esprit.
Le sage chinois ne se définit pas par une indépendance de pensée souveraine « libre jusque dans les fers » (Rousseau), mais d’abord par le sentiment aigu de sa responsabilité. Il lui revient de prendre toute sa part dans la marche des choses, d’être attentif à son bon fonctionnement, de ne pas nuire à son ordre immanent par négligence ou intérêt personnel. A toute échelle – la famille ou l’empire – c’est une figure essentiellement éthique qu’oriente un idéal d’équilibre harmonieux dont le modèle – interdépendance des positions, en partant du bas : yin/yang – est dans la nature, si on sait l’observer.
Pour autant F. Jullien n’importe pas de notions chinoises dans sa réflexion propre. Ce n’est pas un philosophe de la nature mais de la culture, et même de l’interculturel – puisque, comme Lévi-Strauss l’a fortement rappelé, il y a des histoires et des cultures . Alors que la pensée chinoise, avant sa rencontre avec l’Occident – et peut-être même après – fonctionne dans un horizon culturel exclusivement chinois, ignorant l’altérité, sauf comme marges.
Ce philosophe est, comme la plupart, hégélien (le réel devient) mais entend sortir complètement des schémas hégéliens (le réel est dialectiquement rationnel). L’humain est une aventure, individuellement comme collectivement il trace, invente ses propres chemins qu’il doit constamment entretenir, sinon ils s’effacent, et parfois modifier, quand usés ils n’apportent plus rien. Tout est construit, mais sur du donné déjà construit, sur de l’histoire. Souvent nous répétons tristement les mésaventures de nos parents.
Une telle orientation philosophique est à la recherche de nouveaux concepts pour penser le devenir humain, son historicité essentielle. Viable, viabilité y ont leur place. Est viable ce qui avance, fait son chemin. Un régime politique est viable s’il est capable de s’adapter, d’évoluer. A contrario nous constatons, par expérience historique, que tel régime, après un départ en trombe et une victoire héroïque lors de l’épreuve de la Seconde guerre mondiale – où le nôtre s’effondre – était intérieurement miné, malade au point d’en mourir en 1991, à la surprise quasi-générale. Pendant la même période, nous qui étions tombés si bas entreprenons de nous reconstruire. Pour rendre compte de cette capacité étonnante sans doute faut-il interroger les ressources culturelles dont les pays disposent et qu’ils parviennent ou non à mobiliser. L’empire soviétique en manquait, il n’était pas viable.
La viabilité au niveau collectif est massive, manifeste. Quand elle fait défaut, aucun pouvoir politique ne peut (se) le cacher longtemps. Mais n’y a- t-il pas également une viabilité personnelle, dans les différents parcours existentiels, dont Freud a découvert et exploré le lieu ? Cette « révolution psychanalytique » n’a pourtant pas apporté grand-chose dans le traitement effectif des maladies mentales. La schizophrénie reste incurable – et inaccessible à toute analyse par la seule parole. Tournant le dos à la philosophie européenne – mais extrêmement sensible à l’art – le psychiatre dissident a identifié les « instances » dont le jeu relationnel, dans l’âme (Seele), permet de comprendre la viabilité d’une existence, la réussite ou l’échec de ses stratégies. Par exemple en mesurant la fonction psychologique du travail (indépendamment de ses sens économique et social évidents). Celle de l’art (sublimation) tant comme création que comme plaisir reçu et partagé. De la religion (illusion mais soutien). Autant de voies existentielles dont le maître de Vienne a interrogé la viabilité, par opposition à l’impasse qu’est la névrose. F. Jullien est freudien.
Viable, viabilité désignent ainsi une (res)source conceptuelle dont peut user toute approche philosophique de l’humain à la recherche non de l’Etre mais du Vivre.

*Entretiens, IX, 16. 36
**dao 信
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J.P. Bompied
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